24/12/2021

J’apprivoise un renard…

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Une fois par semaine, Vanawine Sylviery, la généraliste de l’hôpital, se rend au CMP, pour assurer une consultation auprès de patients qui, la plupart du temps, sont peu suivis sur le plan somatique et n’ont pas de médecin traitant. Ce jour-là, elle retrouve l’intimidant Monsieur L., rencontré en unité d’hospitalisation. Quand l’enfance refait surface, le passé éclaire le lien de confiance qui s’est noué.

Le jeudi n’est pas un jour comme les autres. C’est ma journée « en extra », où j’assure une  consultation dans un centre médico psychologique (CMP). Je reçois les patients qui n’ont pas de médecin traitant, avec une infirmière, afin de faire un bilan somatique approfondi. In fine, l’objectif est de faire le relais auprès d’un confrère de ville qui sera leur généraliste.

C’est un exercice passionnant puisqu’il s’agit de créer un lien de confiance assez fort pour que les patients reviennent, de les amener à faire les examens prescrits, d’effectuer un gros travail de coordination qui est souvent l’apanage de l’infirmière, et de passer ce lien vers quelqu’un d’autre. C’est souvent là que l’exercice se complique, puisqu’il n’y a plus assez de médecins nulle part. Mon rôle relève alors du démarchage téléphonique : je dois convaincre un confrère surchargé, qui le plus souvent ne prend plus de nouveaux patients, d’accueillir dans sa patientèle un patient psychotique et volontiers polypathologique. Et ce qui est fantastique, c’est que le plus souvent, j’y arrive. D’abord parce que mes courriers de relais sont très complets et la transmission apparaît alors plutôt facile, ensuite parce que les médecins généralistes sont des héros méconnus et qui pour la plupart sont superbement dévoués à leur spécialité.

Ce dispositif assez unique en son genre n’étant rattaché qu’à certains secteurs, dont mes unités d’entrée, je m’adresse à moi-même les patients de Winnicot et Ferenczi n’ayant pas de médecin traitant…

La solitude de Monsieur L. enfant…

C’est de cette façon qu’un beau jeudi, j’ai retrouvé Monsieur L., l’imposant personnage vu à l’hôpital le jour de mon arrivée, celui qui avait besoin de temps pour être examiné.

Au fil des rencontres dans l’unité, j’ai peu à peu gagné sa confiance. Et le voilà maintenant, ponctuellement assis dans la salle d’attente du CMP.

Je viens à sa rencontre avec l’infirmière. Monsieur L. se lève et se renfrogne instantanément en voyant que je ne suis pas seule. « Je pensais qu’il n’y aurait que le médecin et le patient… comme chez le généraliste, quoi… que je puisse parler librement… »

Nous le rassurons et lui expliquons les raisons de la présence infirmière lors de la consultation, pour faciliter la suite des soins. Il accepte, réticent, et nous suit finalement dans mon bureau.

Tandis que nous parlons de lui, de sa santé, de son parcours, Monsieur L. nous parle plutôt de son enfance. Et tout s’éclaire.

L’enfance de Monsieur L. est un concentré de misère et de solitude. Mon cœur se serre tandis qu’il nous dévoile le tableau d’un petit garçon transit de froid dans son lit, sans couverture, la fenêtre laissée ouverte par son père qui venait de fumer.

Comme cet enfant a souvent froid, il fait régulièrement des otites. Et comme ses parents sont pauvres, sa mère lui dit de prendre son mal en patience, ils n’ont « pas les moyens » de l’emmener chez le médecin.

Un jour pourtant, qu’il n’en peut plus de souffrir de son oreille infectée, sa mère l’emmène consulter chez un généraliste. Une femme, le Dr D.

Et cette femme l’écoute, l’examine, le soigne. Elle est douce avec lui. Il n’a plus mal. Et désormais, il l’idéalise comme plus jamais personne après elle.

Une tendresse inédite

Je réalise soudain que lorsque j’imaginais, moi, la nouvelle, la petite généraliste, que je n’étais personne, qu’il avait probablement oublié qui j’étais, je me trompais.

Monsieur L. me remet très bien. S’il s’étonne que je le reçoive avec une infirmière, c’est que ce colloque singulier, ce moment si précieux qui autorise un transfert exclusif comme celui qu’il avait avec le Dr D., est ce qui lui tient à cœur. Et c’est à moi, et moi seule, qu’il comptait livrer son intimité.

L’histoire se répète. L’examen révèle une otite méchamment purulente, que nous parvenons à soigner.

Les jeudis suivants, lorsqu’il me croise dans les couloirs du CMP, même masquée, il m’identifie sans hésiter.

Sans le vouloir, sans même croire que j’en étais capable, je l’ai apprivoisé. Et quand vient le moment du relais, je lui choisis une médecin femme, instinctivement, sans trop y penser. Il nous remercie. Il a l’air un peu triste de s’en aller, mais reconnaissant. Cette soudaine tendresse, chez cet homme imposant, nous touche, la soignante et moi.

Un dernier signe de la main, un sourire sincère, et les portes de l’ascenseur se referment.

« On va déjeuner ? », dis-je à ma collègue, soucieuse de ne pas m’attarder sur les émotions contradictoires que m’impose mon métier ces derniers temps.

Monsieur L. est mon renard…

A (re)lire : Le Petit Prince, A. de Saint-Exupéry (1943), Gallimard, Folio, 1999.

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