29/12/2021

Comment prendre soin de nos aînés ?

FacebookXBlueskyLinkedInEmail

Sophie, centenaire, traverse une fin de vie difficile, dans la solitude et la souffrance. Débordés, trop peu nombreux, les professionnels font de leur mieux pour l’entourer et la soulager. Cette situation dégradée inspire à Claire Lormeau, la psychologue de l’Ehpad, une réflexion sur un système au bord de l’implosion, et ses répercussions sur les soignants.

Certains soirs, je rentre chez moi triste, en colère, frustrée. A 100 ans, dévorée par un cancer, Sophie est en fin de vie. Jusqu’à peu, elle conservait son humour et son stoïcisme : « Il faut vivre et mourir » « Je vais aussi bien que possible à mon âge ». Pas de plainte. Pas de douleur, pas d’angoisse. L’hospitalisation à domicile (HAD) est informée de la situation, mais rien n’a été mis en place pour le moment : il n’y a pas de besoin a priori.

« Tout le monde s’en fout »
Mais hier, lors de mon passage, je me retrouve face à une femme agressive. Une infirmière m’a prévenue le matin que Sophie s’est mise en colère parce que son café était froid. À mon tour. Je ne sais pas si elle m’identifie tout à fait dans mon rôle de psychologue, toujours est-il qu’elle me reproche mon passage tardif : « C’est pas trop tôt ! ». Elle me signifie qu’elle manque de passages, que l’on se fiche d’elle, que l’on ne s’occupe pas d’elle. Je lui propose de l’eau, elle accepte. Elle a besoin d’aide pour boire, ce qu’elle fait longuement. Elle aurais aussi besoin de soins de bouche, que je ne sais pas faire, mais je lui humidifie les lèvres avec un brumisateur. Le corps affaibli, peut-être douloureux, Sophie est alitée, complètement dépendante. Ses jambes sont à moitié recroquevillées sur le côté, sa tête penche de l’autre. Je l’aide à trouver une position plus confortable, si cela peut être possible. Puis je recherche d’une bouillotte pour ses pieds froids. J’ai beau suppléer mes collègues soignants pour certaines petites choses, je ne sais pas tout. Cela me prend du temps de trouver cette fameuse bouillotte…

À mon retour, les reproches continuent : « Tout le monde s’en fout ». J’entends. Je suis désolée qu’elle n’aie pas plus de visites : les aide-soignants sont débordés, la structure manque de personnel, il y a des arrêts-maladie, et on ne trouve personne à embaucher. Résultat : Sophie est livrée à elle-même, alors que son corps lutte. Lucide, elle exprime sa colère et son angoisse à sa manière. Je reste avec elle, une main en contact avec son bras pour lui manifester ma présence. Un point de brûlure se manifeste dans mon estomac. Sophie se repose, ouvre les yeux par moments pour vérifier que je suis là. À un moment donné, il faut bien que je parte : il y a d’autres résidents… Comment se partager, tout le monde a ses souffrances. J’ai le sentiment de l’abandonner.
Je passe voir l’infirmière. Pendant que j’étais avec Sophie, elle a contacté le médecin de l’HAD, qui a prescrit quelques gouttes d’anxiolytique. Un point sera fait le  lendemain.

Trouver un apaisement
 Je repasse voir Sophie ce matin. Maintenant, elle a mal, le dit clairement. Sa souffrance est prégnante. Je lui demande si elle souhaite que l’on la soulage, je lui explique ce qui pourrait être mis en place. La perfusion, avec un traitement pour la douleur, l’angoisse. J’appelle l’infirmière devant elle pour lui montrer que nous agissons. Pour la rassurer. L’infirmière est au courant : elle est passée chez Sophie juste avant moi, et s’occupe de la coordination avec l’HAD. J’explique à Sophie que cela avance, que l’on va la soulager. Dans l’intervalle, je me sens impuissante. De nouveau, je lui propose : de l’eau, des changements posturaux. Mais elle n’a pas soif, et a trop mal lors du moindre mouvement pour ajuster sa position. Je fais de mon mieux. Je peste intérieurement contre le temps que prennent les choses. Comme hier, je m’assois à son chevet, une main sur son épaule. Elle ne souhaite pas que je parle : elle est trop usée, elle n’arrive pas à se concentrer sur mes mots. La concentration que demande l’hypnose, même conversationnelle, ne lui est pas accessible. Je choisis une approche kinesthésique. Sur son épaule, mes doigts glissent sur le tissu de sa chemise de nuit. Ils s’ouvrent sur son inspiration, se referment sur son expiration. Je respire avec elle, mes doigts enveloppent son épaule. Peu à peu, elle s’endort. D’épuisement, ou parce qu’elle a trouvé un apaisement ?

En fin de matinée, je rencontre le médecin de l’HAD, accompagné d’une infirmière. Elles ont vu Sophie, qui dormait à leur arrivée. Elles ont pu échanger avec elle. Elle leur a paru lucide, sans plainte. Ce sont les explications conjointes de l’infirmière et moi qui leur donnent l’aperçu de ce que Sophie traverse par moments.

Il est décidé de lui installer l’équipement pour qu’elle puisse recevoir des calmant et anti-douleurs en sous cutané. Ouf ! Je ne sais pas qui est le plus soulagé. L’équipe, ou Sophie ? Je repasse dans l’après-midi, elle est tranquille, a retrouvé ses expressions habituelles. Nous soufflons.

« Tout le monde court »
 Je pars en week-end prolongé, et une partie de moi regrette de ne pas pouvoir accompagner Sophie. C’est toujours difficile, en tant que psychologue, de se savoir non remplacée lors des congés. J’exerce avec mon humanité, mon désir de soin, mais cela reste un travail. Il y a un rythme, il y a des limites, une distance à prendre.

Et puis, c’est compliqué. Je sais que mes collègues sont en sous-effectif. Tout le monde court. Je propose des petites choses aux soignants, aux infirmières, pour dépanner. Certains usagers manquent de présence, d’autres attendent longtemps, trop longtemps pour être emmenés aux toilettes. Comment faire ? Souvent, les résidents me disent : « Vous courrez, tout le monde court » «D’autres ont plus besoin que moi… ». Et je reçois les souffrances de tous, légitimes. En pensant que nous sommes dans un luxe matériel inouï, mais que le plus plus important, l’humain, la présence, nous manque cruellement. Dans cet espace hors du temps et hors de la société, quelles solutions ?

Ces personnes, ce sont nous aussi. Nous, l’équipe, rentrons chez nous à un moment donné, notre travail terminé. Les résidents, eux, restent là. Ils vivent ici, ce qu’il nous arrive d’oublier.

Pas de solution parfaite…

Parfois, je trouve cet endroit si triste, froid, clinique, mortifère… Et d’autres fois, je le trouve chaleureux, familial. Tout le monde se connaît, des échanges cordiaux peuvent avoir lieu dans un couloir. Madame T. est ravie de me faire une démonstration de magnétisme, pour m’expliquer comment elle procède ; Monsieur O. me confie son pilulier qu’il a oublié de donner aux infirmières. Ces petits échanges, informels, sont aussi importants qu’un entretien. Ils permettent à chacun d’exister. Autrement que dans la plainte aussi parfois.

Il n’y a pas de solution parfaite. Le maintien à domicile à ses limites. Travaillant aussi avec un service de soins à domicile, j’en ai bien conscience. L’Ehpad est un pis-aller, une réponse aux aspects « techniques » du problème, et encore, quand il y a assez de personnel. Malgré tout le bon vouloir des soignants, malgré leurs compétences relationnelles, ce n’est pas suffisant. Et puis la dépendance aux subventions, les scores de GIR (mesure d’autonomie de la personne), de Pathos…

Comment prendre soin de nos aînés ? Une de mes consœurs a quitté son travail en institution, après 10 ans de carrière. Lasse d’un système qu’elle ne souhaitait plus cautionner. J’entends, je comprends. J’en souffre aussi parfois. Mais c’est la seule solution que nous avons à ce jour, et il faut bien des gens pour prendre soin de ceux qui en ont besoin.

Au delà et en lien avec la carence en personnel, se manifeste cette difficulté à garder une distance protectrice. Celle que les aidants, épuisés, n’arrivent plus à maintenir. L’Ehpad est aussi cela : un relais de soignants, avec un alliage d’humanité, de professionnalisme et de distance. Que faire si, faute d’un relais efficace, faute d’une définition des rôles brouillée, nous perdons cette distance ? Comment empêcher ce cercle vicieux qui nous amène à une implosion du système ?
 Sophie est décédée le samedi…

Claire Lormeau, psychologue.
Crédit photo Didier Carluccio

Pack DIMENSION RELATIONNELLE DU SOIN

N° 158 L'empathie dans les soins
N° 181 L'alliance thérapeutique en question
N° 195 La relation d'aide
N° 230 La dimension relationnelle du soin
N° 234 Oser la relation en psychiatrie !
N° 278 La rencontre est l'enjeu du soin !
N° 284 « Je vous écoute… »

Plus d’informations

Pack PERSONNES AGEES

N° 152 Face au comportement du sujet dément
N° 180 La régression du sujet âgé
N° 203 Corps et sujet âgé
N° 217 Personnes âgées : l'entrée en institution
N° 232 Lorsque vieillissent les schizophrènes
N° 283 Les épreuves du vieillissement

Plus d’informations