19/10/2021

Le temps de bien travailler…

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Ce matin, Vanawine Sylviery, la généraliste, se rend dans l’unité de longue évolution. Par rapport au stress qui règne dans les unités d’entrée, l’ambiance est bien différente. L’occasion d’une petite réflexion sur le temps du soin, celui de la folie… et celui des nécessités comptables et organisationnelles.

« C’est bientôt onze heuuuuuures ! C’est bientôt onze heuuuuuures ! Cestbientôtonzeheurescestbientôtonzeheurescestbientôtonzeheuuuuures ! »

Unité de longue évolution. Point de panique ici. Loin de l’angoisse des unités d’entrées, la charge de travail y est moindre, aussi mes prescriptions sont toujours appliquées, et les rendez-vous demandés toujours pris. La vie s’y écoule paisiblement, sous un plafond étanche et dans un service propre et climatisé. Chaque patient, ou plutôt chaque habitant, y a ses rituels et ses habitudes. Ses soignants préférés. Et tous s’appellent par leurs prénoms. Chaque chambre est investie et aménagée selon ses envies. Les pièces sont grandes et lumineuses. Les salles communes sont agréables. Il y a même une salle d’activité consacrée à la détente et au bien-être, où la psychomotricienne de l’unité organise des séances avec les patients. 

J’aime venir ici. Mais si la matinée est calme, elle n’en est pas moins rythmée. Rythmée par les annonces d’Émile. Véritable horloge parlante du service, Émile vient régulièrement annoncer l’heure, d’un ton lugubre, comme s’il annonçait la venue des cavaliers de l’Apocalypse.

« Bientôt onze heures »

Il est dix heures dix. « Bientôt onze heures » selon l’estimation d’Émile, qui vient se planter dans l’encadrement de la porte du bureau infirmier. 

« Bonjour Émile », dit tranquillement Marie, l’infirmière qui vient de me faire la relève de mes protégés. Émile hésite, penaud. Il salue à son tour Marie et, se ressaisissant : 
« C’est bientôt onze heuuuuuures !
– Regardez l’heure, Émile. Vous avez lu ? 
– Oui… 
– Et donc ? 
– C’est dix heures dix…
– Et comment vous sentez-vous ? 
– Bien… 
– Bien ! Alors pourquoi vous n’iriez pas faire un tour ?
 »
Émile quitte la pièce et s’en va marcher dans le parc. 

Je pars quant à moi voir Monsieur C., qui m’a demandée. Monsieur C. m’explique qu’il a une femme dans sa vie. Elle habite dans un foyer. Et depuis qu’ils se fréquentent, Monsieur C. fait plus attention à son apparence. Il me fait part de son désir de faire retirer un lipome disgracieux, et, après discussion, je m’engage à lui faire rencontrer le chirurgien. Enfin, fier comme un paon, il me demande une crème apaisante, pour soulager la peau irritée du haut de ses cuisses, et plus haut. Tandis qu’il entreprend de m’expliquer en détail les raisons de ces irritations, je recentre la conversation sur la clinique et décide avec lui de la bonne crème, avant de retourner dans le bureau. 

« C’est déjà onze heuuuuuures ! » Cette fois, rien à redire, il est onze heures. Marie se lève, s’approche d’Émile, pose ses mains sur ses épaules, et lui dit répond avec douceur. 

« Oui Émile, c’est onze heures.
– Mon si besoin ? 
– Comment vous sentez-vous, Émile ? 
– Bien… 
– Vous n’êtes pas angoissé donc ?
 »

Émile réfléchit un moment. Le « si besoin » est en l’occurrence un anxiolytique.

« Euh, non… 
– Alors est-ce que vous avez besoin de votre si besoin ?
 » Émile marque une nouvelle pause, et tourne les talons. 
« Bon, ça veut tout dire ! »,s’esclaffe Marie qui, juste en prenant le temps, et quelques paroles douces, a évité un médicament à Émile. 

Quand le temps nous est compté

Le temps s’écoule différemment en psychiatrie. La folie le distord, l’allonge, le confond. 

La direction le raccourcit, le compte, le marchande. Il faut du temps pour soigner. De la patience pour créer le lien nécessaire, surtout lorsque la psychose vient s’en mêler. Du temps pour guérir. Du temps pour bien travailler. Et le temps, c’est de l’argent. À quelle vitesse le temps passe pour Émile ? À quelle durée moyenne de séjour (DMS) les unités vont-elles être mangées ? Émile a-t-il compris que le temps de son unité est compté ?

Toutes ces questions, je n’ai plus le temps de me les poser. Il est onze heures, et même si je voudrais passer ma journée ici, dans l’unité de longue évolution, j’ai encore les deux unités d’entrée à gérer. 

Je regarde un électrocardiogramme. Madame A. fait beaucoup d’extrasystoles. Je rédige un courrier pour le cardiologue. Je regarde les bilans biologiques. Je vais voir Madame R. Je reviens. 

« Il est déjà midiiiii ! Il est déjà midiiiiii ! Ilestdéjàmidiilestdéjàmidiiiii ! »

Oui, Émile. Il est déjà midi. Émile sonne le glas de la matinée. L’heure de reprendre un rythme plus soutenu…

Vanawine Sylviery
Médecin généraliste