07/04/2021

Si j’écris…

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Ce témoignage de Souleya rend hommage au combat de son père contre des voix qui le torturaient et pointe son sentiment d’abandon par le système de santé.

Septembre 2017. Je pousse la porte de mon appartement, sans savoir que ce moment va à jamais marquer une rupture entre l’avant et l’après. Mon père est là, sur un escabeau, ses mots trahissent l’incohérence de ses pensées. Je peux déjà voir sur son visage qu’il est éprouvé et n’a pas dormi depuis plusieurs jours. Je découvre alors la schizophrénie et les voix insupportables qui parlent dans sa tête. Elles lui disent que nos voisins du dessus cherchent à le tuer, qu’ils envoient des gaz inodores qu’il est le seul à pouvoir sentir. Le soir, elles lui répètent que ces voisins ont placé des armes au coin des murs, qu’ils cherchent à m’assassiner, moi, sa fille. « J’entends deux voix dans ma tête, un homme, et une femme » me dit-il un matin. Ces voix, il n’a plus jamais cessé de les insulter, toute la nuit jusqu’au lever du jour, puis toute la journée jusqu’au coucher du soleil.

Au même moment, les propriétaires de notre appartement cherchent à nous expulser. La maladie rend impossible la lutte contre cette expulsion, et il est de toute façon trop dangereux de laisser mon père vivre seul. Il déménage donc chez son frère, sous le soleil de Toulon. J’ai encore l’innocence de croire que tout va s’arranger, qu’entouré de sa famille, les voix qui le poursuivent vont lui laisser un peu de répit. Je me trompe, elles cessent de chuchoter et se transforment en cris que lui seul entend. Elles le poussent à revenir dans son appartement, à s’en prendre à ceux qu’il pense être responsable de son malheur, à mettre le feu à la porte de ses « ennemis », et à se battre jusqu’à l’intervention de la police. Mon père est alors admis à l’hôpital psychiatrique. Croyez-le ou non, cela me redonne espoir. Entouré de spécialistes, aidé par des traitements dont personne ne m’explique les implications, les choses vont sûrement s’arranger. Mon père reste seulement trois semaines dans cet hôpital. Une fois sorti, personne ne cherche à savoir s’il continue à prendre son traitement.

MENTIR POUR OBTENIR DE L’AIDE
Comment se fait-il que l’on attende d’une personne malade qu’elle aille chercher son traitement elle-même, alors qu’elle ne reconnaît pas être malade ? Pourquoi n’y a-t-il pas plus de personnel pour suivre les malades après leur sortie de l’hôpital ? Pourquoi mon père n’est-il resté que trois semaines à l’hôpital alors qu’il avait tenté de tuer quelqu’un ? Attendait-on qu’il tue vraiment pour l’aider ? Pourquoi, malgré mes appels à l’hôpital pour essayer d’obtenir de l’aide, personne ne m’a dirigé vers des structures dédiées aux familles ? « Il faut mentir, dire que vous êtes en danger, exagérer la réalité sinon personne ne va venir vous aider » m’a affirmé une soignante lors d’un entretien téléphonique. Au lieu d’aider les personnes atteintes de maladies mentales dès les premiers signes, on attend que le pire arrive et on décide alors si elles ont besoin d’aide ou non.

Mon père a tout perdu à cause de la maladie. Ces menaces, constamment murmurées à son oreille par ses « ennemis », l’ont poussé à commettre l’insensé pour les combattre. Ce n’est pas lui, ce sont ces voix. Incapable de réaliser qu’il est malade, mon père attribue le chaos qui l’entoure à leurs plans maléfiques. Il ne peut pas se soigner, et rentre dans une spirale destructrice qui le rapproche de la mort pendant trois ans. Trois années de souffrances, pour lui et sa famille. Un jour, on m’apprend qu’il a tenté de se suicider en avalant plusieurs boîtes de médicaments. Un autre, qu’il a essayé de se pendre en utilisant une chaîne de vélo. Il avait pour habitude, avant de tomber malade, de dire que le suicide était un acte de faiblesse et de lâcheté. Je trouve au contraire que c’est avec beaucoup de courage qu’il a combattu ses démons et qu’il a cherché à faire disparaître les voix qui l’envahissaient, jusqu’à finalement y arriver, une triste journée de novembre 2020.

Durant ces 3 années de souffrance, mon père a toujours trouvé refuge dans la religion, une voie pour sortir de l’enfer. Il gardait toujours une bible auprès de lui, et avait dans son portefeuille ce mot : « Je me tiens à la porte et je frappe, dit Jésus, si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai… je serai pour lui un ami, un secours dans la détresse, il ne craindra point la mort. Jésus t’aime tel que tu es. » L’été avant sa mort, il s’est produit une sorte de « miracle ». Alors que son état se dégradait (il avait perdu 50 kilos et était méconnaissable), Dieu lui a accordé un moment de répit. Quelques semaines miraculeuses offertes par le ciel, durant lesquelles les voix ont cessé, quelques semaines paisibles, au soleil et près de la mer, durant lesquelles tout allait bien. Je remercie le ciel pour ce moment, je remercie mon père pour l’éducation qu’il m’a donnée. Que son âme repose en paix.

Si j’écris, c’est pour faire perdurer sa mémoire, mais aussi pour dénoncer l’absurdité du système médical. On attend d’une personne atteinte de schizophrénie qu’elle prenne ses médicaments de façon régulière, mais sans mettre en place un suivi particulier. Comment pourrait-elle se soigner quand sa maladie l’empêche de percevoir qu’elle est malade ? Tout en respectant le secret médical, il faudrait faciliter l’accès des familles à des structures d’aide et d’écoute. Plutôt que d’attendre qu’une personne souffrant de schizophrénie se rende à ses rendez-vous et risquer de perdre sa trace, il faudrait envisager un système de suivi à domicile, basé sur l’écoute et plus ou moins flexible en fonction des situations.

Souleya