18/01/2021

« Tous fous, tous dangereux, tous fichés… »

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Trois décrets publiés au Journal officiel en décembre étendent le champ des données de trois fichiers du ministère de l’Intérieur, en y intégrant notamment des données « relatives aux troubles psychologiques ou psychiatriques ». Alors que des associations ont dénoncé « l’amalgame dangerosité – troubles psychiatriques », la psychiatre G. Henault dénonce une psychiatrie instrumentalisée à des fins sécuritaires et la stigmatisation dont sont à nouveau victimes les patients.

Alors que « tester, tracer, isoler » a montré ses limites et peine à prendre forme depuis que la formule magique est répétée à l’envi par nos femmes et hommes politiques, en psychiatrie on pourrait reprendre sur ce rythme entraînant : « détecter, traiter, ficher ».

Et puis on sous-titrerait  » Tous fous, tous dangereux, tous fichés ». 
 
La psychiatrie publique agonise depuis des années, par effet d’une volonté politique qui consciencieusement s’est attelée à détruire tous ses outils de soin (la formation infirmière spécifique en psychiatrie (1), le temps soignant (2), les dispositifs intra et extra-hospitaliers (3)…). Les services ont été tellement asséchés que les rares « anciens » s’y dépriment pendant que les jeunes cherchent la porte de sortie à peine arrivés. 
 
Et pourtant, à en croire le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), qui répertorie et décrit les maladies mentales, nous sommes tous fous. Ou tout au moins, nous avons été, sommes ou serons tous atteints de troubles mentaux, peu ou prou (4 et 5). De là à dire que cela remplit les coffres des groupes pharmaceutiques, il n’y a qu’un pas. Franchissons-le allègrement. 
 
Et pourtant, à en croire les Dr Veran et Salomon, la troisième vague dite « psychiatrique » déferle sur la France (6). C’est embêtant ça. Ça coûte cher, les gens qui souffrent, ils sont en arrêt de travail et en baisse de productivité. Bon, ce n’est pas pour autant une raison pour revitaliser la psychiatrie en lui redonnant les moyens nécessaires. Non, on va plutôt nous imposer une jolie réforme du financement en instaurant ce qui est décrié en médecine, chirurgie, obstétrique (MCO) depuis des années : la tarification à l’activité (7).
 
Mais de tout cela il n’est pas question ici. La psychiatrie entretient depuis toujours des rapports troubles avec la question de l’ordre social et moral (8), jusqu’à cette proposition de Nicolas Sarkozy en 2005 (9) de détecter, tracer, ficher les enfants dès l’âge de 3 ans pour repérer les futurs délinquants. On note bien qu’il ne s’agit pas de repérer les enfants en souffrance pour les soigner. En 2018-2019 est créé un « casier psychiatrique » (10) en croisant les données du fichier Hopsyweb (répertoriant les personnes ayant fait l’objet de soins sans consentement), avec les données du FSPRT (Fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste). 
 
Adieu, le secret médical
 
La psychiatrie est en faillite dans sa mission sanitaire. Elle n’est plus requise à cet endroit, mais de plus en plus instrumentalisé à des fins sécuritaires. 
 
Discrètement le 2 décembre 2020, un palier supplémentaire est franchi avec la publication de trois décrets au Journal Officiel, permettant de rentrer encore plus de données nous concernant NOUS TOUS, citoyens français. Il s’agit là de répertorier : opinions politiques, convictions philosophiques et religieuses, déplacements, pratiques sportives (!), activités sur les réseaux sociaux… mais aussi des « données de santé révélant une dangerosité particulière, données relatives aux troubles psychologiques ou psychiatriques et comportements et habitudes de vie » (11). 
 
Seront aussi particulièrement remarqués les citoyens sous régime de protection (curatelle ou tutelle) et ceux ayant eu des comportements autoagressifs (c’est à dire les tentatives de suicide). Vous lisez bien : les majeurs protégés, parce que jugés dans l’incapacité de gérer leurs biens et leur personne, seront suspects de radicalisation à caractère terroriste ! Vous lisez bien : les personnes ayant tenté de mettre fin à leurs jours, en général en situation de grande détresse psychologique, seront suspects de radicalisation à caractère terroriste ! 
 
Tous fous, tous dangereux, tous fichés ? 
 
Je suis psychiatre. Des patients sous mesure de protection, j’en ai plein ma consultation. Ce sont des papis et mamies atteints de démence. Des patients déficients travaillant en milieu protégé. Des bipolaires trop généreux. Des patients qui dépensent mal leurs pauvres ressources. Jamais, JAMAIS ce ne sont de dangereux terroristes déguisés en malades psychiatriques.
 
Je suis psychiatre, des patients qui ont réalisé des tentatives de suicide, j’en ai rencontré des centaines (12). Souvent, il est difficile de leur faire accepter une hospitalisation en service de psychiatrie. « Je ne suis pas fou ! » crient-ils. Ils portent en eux le poids lourd de la stigmatisation du malade mental. Ils disent « Ne m’enfermez pas, je ne suis pas dangereux ! ». Ils portent la parole politique qui amalgame folie et dangerosité. Parfois, ils ne sont pas fous, ceux qui commettent un geste autoagressif, mais parfois ils sont atteints d’une grave maladie psychiatrique. Toujours ils ont besoin d’être protégés. 
 
Cet élargissement du recueil de données de santé mentale pose mille questions éthiques. Il confirme encore une fois la méconnaissance des décideurs déconnectés de tout lien avec le terrain (qu’ils détruisent systématiquement). Ceux-là même qui, sous couvert d’une dangerosité fantasmatique du psychiatrisé (il n’est plus besoin de documenter que les malades mentaux sont avant tout victimes de violences avant d’en être les auteurs (13)), tout en prônant la déstigmatisation de la maladie psychique, ne font qu’abîmer davantage notre outil de soin : le lien entre le soigné et le soignant. 
 
Comment ne pas craindre d’éloigner du soin psychique, celui qui refusera d’y être assigné sujet d’une hypothétique dangerosité ?
 
Je suis psychiatre et je rêve d’un « monde d’après » où mes patients seront dés-algorythmés, dé-statistisés, dé-excélisés pour compter en sujets à entendre dans leur singularité.
Genviève Henault, psychiatre, EPSM de la Sarthe. Illustration : Richard Nagy, aide-soignant en gérontopsychiatrie, hôpital Simone-Veil à Eaubonne.
A lire du même auteur : Albert et la vieille dame.
 
(3) Baisse des lits d’hospitalisation en psychiatrie : – 14 000 lits entre 1997 et 2015 ; Fermeture de 670 centre médicopsychologiques entre 2011 et 2019 ; chiffres à mettre en rapport avec l’explosion de la « demande » notamment pour les soins ambulatoires : d’un million de personnes au début des années 2000, à plus de deux millions en 2018, mais aussi pour les hospitalisations : 424 000 en 2018 soit 5000 de plus qu’en 2015. (source Mathieu Bellahsen et Rachel Knaebel : La révolte de la psychiatrie Ed la découverte Chap 6)
(7) Loriane Bellahsen : Financer l’abandon, définancer le soin. Eclairage sur la réforme du financement de la psychiatrie. https://www.reformepsychiatrie.org/?p=798
(8) Michel Foucault : Histoire de la folie à l’âge classique
(10) M. Bellahsen et R. Knaebel : La révolte de la psychiatrie Ed la découverte. Chap 1, p 26 et https://www.ldh-france.org/du-fichage-psychiatrique-au-casier-psychiatrique/