25/05/2020

Déconfinement : une éprouvante liberté de sortir

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Quitter l’écran pour le masque ? A l’heure de la reprise de l’activité, la relation aux autres a changé. Une ergothérapeute revient sur les enseignements de la téléconsultation.

Les 2 mois de confinement qui viennent de s’écouler ont complètement bouleversé nos relations sociales. Dans leur quantité, qualité et modalités, massivement passées du physique au virtuel.

Le déconfinement, véritable souffle de liberté, était attendu comme un retour à nos habitudes, en particulier relationnelles.

Et pourtant désormais, ce contact est devenu anxiogène car l’autre inquiète. Il peut être malade et me contaminer. Ou je peux être malade sans le savoir et le mettre en danger.

En tant que soignante, j’ai continué à me rendre à l’hôpital durant tout le temps de la crise. Du moins, un jour sur deux. Trois jours physiquement présente dans le service, auprès des adultes hospitalisés, et deux jours à mon domicile pour du télésoin avec des adolescents.

Cette alternance entre deux environnements et deux conditions physiques de travail m’ont interpellée. Derrière mon écran, je me sentais protégée, pas besoin de masque, la technologie se chargeait de mettre la barrière physique. Cet écran me permettait aussi d’oublier qu’au-dehors il existait un danger. Maintenir un lien, se voir, se parler, partager une activité thérapeutique en continuant à observer nos mimiques et autres signes non verbaux sans fond d’anxiété en arrière-plan, c’était psychiquement confortable.

Pourtant, parfois l’écran sépare.  La connexion vacille alors que la parole continue et nous en perdons des morceaux importants, le contre-jour ou l’obscurité de l’espace choisi peut faire obstacle aux échanges de regard, la hauteur à laquelle l’écran est posé par rapport au regard induit une perspective peu naturelle en contre-plongée ou l’inverse, le champ visuel est plus réduit et nous ne percevons pas le corps dans sa globalité. Nous ne sommes pas installés dans la même pièce, n’y partageons pas la même lumière, chaleur ou ambiance sonore.

Des ados compétents

Avec les adolescents, j’ai choisi le logiciel Zoom parce qu’il permettait de recréer un fonctionnement groupal en se connectant à plusieurs au même moment donc pour maintenir leurs capacités à entretenir des relations sociales partagées avec d’autres jeunes de leur âge. Sur l’aspect technique, il permettait de combiner l’audio et la vidéo, ainsi que d’envoyer des commentaires en privé au soignant si besoin pendant la séance. Mais des problèmes de connexion ont parfois nécessité de couper la fonction vidéo pour que la personne puisse continuer à parler, dans ce cas nous écoutions parler un écran noir. Etrange sensation.

Dans ces moments-là, les échanges directs au sein du service me manquaient. La communication en face-à-face, même partiellement cachée par le masque, me semblait plus authentique, plus réelle. Plus spontanée aussi. Par internet, il faut se donner rendez-vous. L’entrée en relation visuelle est soudaine, elle se fait dans l’instant où tout le monde apparaît sur l’écran et en fin de séance, brusquement chacun disparaît sans que l’on puisse physiquement le regarder s’éloigner.

Beaucoup d’informations se dévoilent à travers l’attitude physique générale d’une personne, sa démarche, sa façon de venir vers nous, son odeur… Dans cette présence physique partagée, la parole n’est même pas toujours nécessaire. Juste « être là », assis côte à côte sur un banc, est déjà une relation. A l’écran c’est impossible. Ne serait-ce que parce que l’on n’est pas côte à côte mais forcément face à face. Et cela en intimide certains. D’autant que l’écran nous renvoie notre propre image. Expérience étrangement dissociante que de se voir en train d’être en relation avec d’autres. Loin d’être une solution de facilité qui ferait disparaître les frontières de la distance, la communication par outil de visioconférence s’avère être très énergivore et mérite un entraînement.

Le retour que les adolescents ont pu en faire était majoritairement positif. Ils sont déjà familiers de ces outils et de cette façon de communiquer, bien plus que ma génération, donc pour eux l’apprentissage et l’effort d’adaptation n’étaient pas nécessaires. Ils ont d’ailleurs été valorisés de pouvoir me guider parfois techniquement ou entre eux. Dans le groupe qui suivait le cycle « estime de soi », les participantes ont insisté sur le fait que cela leur avait facilité la prise de parole pour aborder des sujets personnels devant d’autres jeunes qu’elles ne connaissaient pas. Le refuge de l’environnement familier du domicile leur avait procuré un sentiment de sécurité qui, selon elle, leur a rendu les choses plus faciles que si elles avaient dû venir dans les locaux de l’hôpital.

Une autre jeune, participant à l’atelier d’écriture et souffrant d’une phobie sociale importante, descolarisée pour cette raison, a pu tirer également profit de ce dispositif. L’exposition au groupe ne lui a pas été possible tout de suite. Il a fallu l’étape intermédiaire d’une séance individuelle avant de pouvoir surmonter sa crainte du regard de l’autre. Le fait de savoir qu’elle pouvait couper sa caméra à tout moment si la situation devenait trop anxiogène l’a rassurée et, paradoxalement, le simple fait de savoir qu’elle avait ce contrôle possible lui a permis finalement de ne pas y avoir recours. Depuis deux ans, cette adolescente n’a pas réussi à venir aux activités proposées sur l’hôpital. Nous pouvons imaginer, ou au moins espérer, que cette expérience imprévue dans son parcours de soin lui donnera progressivement l’assurance de venir participer physiquement aux activités, dans une rencontre bien réelle.

Lutter contre la tentation de l’isolement

Deux mois d’expériences relationnelles inédites, pour tout le monde. Et aujourd’hui, le déconfinement. Ou presque…. Car on ne déconfine pas encore nos nez et nos bouches. Orifices essentiels de notre survie d’un point de vue physiologique, ils sont aussi au centre de nos expressions faciales, ils parlent à notre place, avec ou sans notre accord parfois.

Pendant le confinement, il s’est agi d’apprendre à communiquer autrement grâce aux supports virtuels par internet mais aujourd’hui il nous faut apprendre à communiquer dans le réel en étant à la fois proches et à distance.

Les mots sont forts : « distanciation sociale » et « gestes barrières ». Est-ce les bons mots dans la situation présente ? Ne peut-on rester proches socialement sans l’être physiquement ? Devons-nous appliquer des « barrières » ou plutôt nous entourer d’un périmètre de protection ? Sur la durée, est-ce le vocabulaire de la guerre, du combat et des barricades contre le virus qui préservera le mieux notre santé mentale collective ? Ou celui de la prévention et de la bienveillance réciproque ?

Le choix des mots n’est pas anodin et il impacte nos esprits en nourrissant nos peurs ou au contraire en soutenant notre volonté d’avancer. Ainsi que notre envie ou non de sortir. Contre toute attente, l’envie de rester confiné chez soi, à l’abri, pourrait prendre le dessus sur le plaisir de circuler à l’extérieur dans le cadre d’une liberté conditionnée, voire conditionnelle… Si nous ne respectons pas les règles, nous seront punis par un durcissement des consignes. L’infantilisation du discours n’aide pas là non plus à vouloir porter la responsabilité de sortir.

Pourquoi lâcher le filtre de l’écran situé dans le refuge protecteur du domicile pour aller s’exposer au danger extérieur et rencontrer des personnes que l’on craint d’approcher ? C’est la question que ma posé un adolescent, argumentant que le Bac étant validé en contrôle continu, il n’avait même plus le but de retourner au lycée pour décrocher un examen, donc quel motif l’encouragerait à sortir alors qu’il avait réussi à recréer chez lui des routines satisfaisantes ? Sans compter qu’il faudrait peut-être à nouveau rechanger ces routines si un re-confinement se profilait, trop d’énergie dépensée pour rien selon lui et trop d’angoisse à surmonter dans le fait d’être exposé aux autres physiquement.

Là commence un défi nouveau pour les professionnels de la relation. Ré-apprendre à entrer en relation, à re-créer une confiance, à trouver les repères d’une distance autorisée et satisfaisante qui ne soit pas source d’un stress permanent. L’enjeu est de lutter contre la tentation de l’isolement social, problématique déjà fréquente chez les jeunes que nous accueillons dans le service.

L’adolescence est une période clé de la construction identitaire. Or elle semble peu prise en compte dans ce temps de la crise sanitaire, en tout cas elle n’est pas évoquée dans les médias contrairement à la situation des aînés et des écoles maternelles. Les adolescents ont pourtant devant eux toute leur vie à construire, un avenir à pouvoir se représenter. A l’âge où les corps se rapprochent et l’intimité se découvre, comment les relations affectives et la sexualité vont pouvoir se développer sans l’envahissement de la peur ? C’était déjà un questionnement à l’époque de la « génération sida », mais ici le danger est encore plus proche et omniprésent puisqu’il suffit de se tenir la main ou de se murmurer à l’oreille pour se contaminer. Quelle place pour le flirt insouciant ?

Il serait illusoire de croire que cela ne restera pas un traumatisme durable pour ceux qui vont traverser l’adolescence dans ce contexte.

Prendre le temps …

Alors comment avancer ? Peut-être justement en n’avançant pas trop vite. En prenant d’abord le temps de parler de ce qui s’est passé, de reconnaître que l’ambivalence des ressentis est normale, et que l’envie de rester chez soi pour se couper des autres ne doit pas être vécue de façon culpabilisante. On peut aussi prendre le temps d’évaluer ce qui s’est passé pendant le confinement, les ressources inattendues que la personne a su mobiliser, les occupations qui lui ont fait du bien, la capacité qu’elle a eu à garder des liens sociaux. Partant de là, pour ceux qui seront les plus anxieux, c’est l’accompagnement pas à pas, avec des petits objectifs qui permettra de ressortir et de retrouver une aisance sociale relative. Pour certains, nous pouvons espérer une reprise des cours rapide, pour d’autres il faudra peut-être un temps d’apprivoisement plus long de la situation pour viser plutôt une réintégration à la rentrée de septembre.

Apprendre aussi à démystifier le masque, symbole et rappel omniprésent de nos peurs, est aussi une piste de travail. En faire un jeu, un accessoire, reprendre le contrôle sur lui. Le personnaliser pour se différencier de l’autre. Le voir comme le bonnet que l’on choisit de mettre sur nos têtes l’hiver pour ne pas attraper froid et non plus seulement comme un objet imposé par une contrainte extérieure. Il nous est imposé certes, mais nous avons toujours le choix de nous l’approprier autrement, par notre façon de voir les choses et en y ajoutant des petits détails bien à nous.

A ce stade de la crise, nous ne pouvons pas encore contrôler grand-chose, à part notre regard sur ce que nous vivons et les mots que nous mettons dessus.

Peut-être connaîtrons-nous encore des phases de reconfinement, nous l’ignorons, mais il est certain que la règle des relations « masquées » ou à un mètre de distance est installée dans le temps et qu’elle conditionnera forcément notre façon de repenser les relations sociales. Ce sujet étant au cœur des problématiques de nos patients, au cœur de nos interventions de soignants, il est urgent que nous nous mettions ensemble en réflexion pour trouver comment réinventer ce lien et contribuer à construire un climat de confiance collective.

Gaëlle Riou, ergothérapeute