Voir au cinéma : « A la folie »

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Un hôpital psychiatrique du sud-ouest de la Chine. Une cinquantaine d’hommes vivent enfermés traînant leur mal-être du balcon circulaire grillagé à leur chambre collective. Ces malades, déviants ou opposants, éprouvent au quotidien leur résistance physique et mentale à la violence d’une liberté restreinte. Qui sont-ils ? Wang Bing, cinéaste des parias et des laissés pour compte nous plonge dans la « folie » de la Chine contemporaine.

Extrait d'un entretien avec le réalisateur Wang Bing, réalisé par Nicolas Thévenin et Tifenn Jamin, publié dans la revue REPLIQUES n.4

"L’idée de tourner dans un hôpital psychiatrique m’était venue pendant le travail sur À l’ouest des rails. J’étais préalablement allé pendant plusieurs années dans un hôpital à Pékin et l’expérience m’avait beaucoup intéressé et laissé une impression intense ; j’y avais rencontré des patients internés depuis 20 ou 30 ans, mais je n’avais pas eu l’autorisation d’y tourner. Je savais donc plus ou moins à quoi m’attendre, même si je ne pouvais pas deviner ce que j’ai observé ou perçu clairement : une atmosphère plutôt tranquille, faite de douceur et de proximité dans les rapports, plutôt qu’un univers violent, tendu, généré par la promiscuité, comme beaucoup se l’imaginent a priori. Mais c’est aussi causé par les médicaments qui sont donnés aux patients, qui sont très forts et les assomment.

 Au départ, les patients étaient assez surpris et faisaient grand cas de ma présence, puis les choses se sont normalisées. La plupart du temps, nous discutions de manière ordinaire, comme avec une personne que l’on vient de rencontrer, car nous ne nous pouvions de toute façon pas faire grand-chose d’autre. La relation qui pouvait naître entre les patients et moi était très banale, commune. Je m’asseyais avec eux dans le couloir, ou carrément sur les lits dans les chambres, et nous bavardions tranquillement. Je leur offrais souvent des cigarettes, pas pour obtenir d’eux ce que je voulais mais parce que c’est une denrée rare dans l’hôpital et que ça fait toujours naître une discussion. Nous évoquions aussi leurs histoires propres. Nous abordions leur maladie, parlions de leur famille. J’avais bien informé tout le monde que je venais pour faire un film mais je n’en ai pas beaucoup parlé. Trop en dire aurait pu jouer en ma défaveur. D’autre part, les personnes que je rencontrais dans cet hôpital n’avaient pas beaucoup de notions de cinéma ; la différence entre fiction et documentaire n’était pas très claire pour eux. J’ai donc précisé les choses une fois le tournage terminé et le montage entamé.
Je les ai appelés pour leur dire que j’étais en train de finir le film et qu’il s’agissait d’un documentaire. Quand j’étais en plein tournage, je suis volontairement resté flou pour éviter que les personnes en face de moi ne se posent trop de questions et ainsi éviter certains problèmes. Avoir les autorisations, c’était déjà bien.

“Feng” signifie “fou” et “”ai” signifie “amour”. Il y a plusieurs façons d’agencer le titre mais voici la traduction littérale des idéogrammes. L’association de ces deux idéogrammes donne littéralement “l’amour entre personnes folles”, mais plus poétiquement, on peut l’entendre comme décrivant la situation de quelqu’un devenant fou d’amour. Les premières minutes, qui montrent deux hommes au lit, enfouis sous leur couverture puis se redressant, reflètent bien la tonalité du film et des relations internes. Tout le monde a besoin d’amour mais pas forcément de sexe et c’est ce que je voulais représenter. Et les patients ne peuvent trouver cet amour que dans cet hôpital. Ce n’est pas de l’homosexualité, mais comme il n’y a pas de femme, les hommes doivent trouver de la tendresse, des caresses, du toucher entre eux, sans qu’il n’y ait d’actes véritablement charnels".