06/03/2017

La belle, le prince et le monstre

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Elsa, 18 ans, est hospitalisée suite à une tentative de suicide. Elle vit un chagrin d’amour dévastateur. L’équipe met en place avec son accord un protocole rigoureux pour sécuriser sa chambre durant la nuit : retrait des chaussures à lacets, ceinture… Mais un objet en particulier vient faire obstacle à la mécanique et Christophe est désemparé.

Les larmes de la jeune femme coulent sans discontinuer. Assise en tailleur contre le mur, elle tient sa tête entre ses mains. Je distingue à peine son visage derrière une longue chevelure en bataille, mais j’entends ses sanglots. Ses soupirs. Ses longs silences. À mesure que sa détresse emplit la petite chambre, ma poitrine se serre.

Après de longues minutes sans un mot, elle lève lentement les yeux vers moi et me supplie : « S’il vous plaît… » Puis elle se replie à nouveau sur elle-même. Me laissant seul avec ma peur et mes doutes.

Une odeur si précieuse

Elsa, 18 ans, est hospitalisée dans le service depuis quelques jours. Son histoire est dramatiquement simple. Elle vient d’être abandonnée par « l’homme de sa vie ». Elle n’a pu se résoudre à attendre les « dix de retrouvés » et s’est effondrée, au point d’avaler tous les médicaments de la pharmacie familiale.

Lors de son arrivée dans l’unité, toute l’équipe a été saisie par sa détresse, si intense par rapport à un événement qui nous semblait somme toute dérisoire et anecdotique dans un début de vie sentimentale encore adolescente… Mais si nous avons pu douter de son désespoir, une nouvelle tentative de suicide par strangulation au sein même du service nous en convainc. Au-delà de l’innocence et de la candeur de notre patiente, il y a une immense souffrance qu’elle ne peut masquer derrière ses quelques sourires maladroits. Depuis, nous nous relayons auprès d’elle pour l’accompagner et la protéger d’un autre geste suicidaire. Et plus encore le soir, à l’heure du coucher. Très inquiets, nous avons convenu avec elle de « sécuriser » sa chambre avant qu’elle ne s’endorme : chaussures à lacets, ceinture et autres objets potentiellement dangereux sont systématiquement mis sous clé durant la nuit, période propice aux ruminations et aux gestes impulsifs malheureux.

Mais ce soir, Elsa voudrait qu’il en soit autrement. Dans la journée, une amie lui a rendu visite, et lui a apporté un bien étrange présent : une écharpe, que la jeune fille garde contre elle et refuse de lâcher.

Car cette écharpe est essentielle. Elle a appartenu au prince charmant, l’homme de sa vie. Elle porte son odeur. Évidemment Elsa veut dormir avec cette écharpe à la lourde signification émotionnelle, mais je crains qu’elle ne puisse lui servir à se faire du mal dans la nuit.

Je ne comprends pas la visiteuse… Pourquoi donc lui avoir amené ce souvenir ? Comment imaginer que la jeune abandonnée puisse faire le deuil de sa relation de cette manière ? Et surtout, comment vais-je procéder avec le protocole de sécurisation qui impose le retrait de l’objet parfumé ? Je maudis l’amie, le prince, l’écharpe, moi et mon indécision…

« S’il vous plait…  »

Sur le lino, les larmes tombent encore. Elles dessinent des ronds, des virgules, des parenthèses abstraites et des sillons salés. Je regarde cette jeune femme prostrée et m’interroge sur les mystères des amours de jeunesse.

En effet, adolescent, qui n’a pas pensé, à l’heure du premier amour, qu’il serait le seul et l’unique ? Qu’aucun ne pourrait le remplacer tant sa force était inouïe ? Malgré, bien sûr, les conseils des aînés… Malgré les avis inaudibles de ces vieux donneurs de leçons qui ne nous comprenaient pas, et ne nous comprendraient jamais !

Plus tard, ces premiers baisers sont oubliés, mais qu’importe… À cet âge où tout est si intense, le chaos suit toujours ce premier amour perdu. Chaos que rien ne semble apaiser. Sauf peut-être une écharpe particulière…

« S’il vous plaît… Laissez-moi cette écharpe… j’aurai son odeur près de moi et tout ira bien, je vous assure… »

Ce n’est pas une demande, c’est une supplication. Que dois-je faire ? Je tremble à l’idée qu’elle se fasse du mal ou mette fin à ses jours cette nuit avec cette écharpe. Par ma faute, par mon laxisme devant un protocole pourtant bien huilé face au risque suicidaire.

« Elle est malade d’amour »

Derrière moi, Germaine observe la scène, puis intervient : « Cette jeune femme est malade d’amour ! Ne comprends-tu donc pas Christophe ? » me lance-t-elle avec un sourire complice adressé à Elsa.

« Ah, les hommes !… Ils ne comprendront jamais rien aux sentiments ! N’est-ce pas Mademoiselle ? Vous pouvez bien évidemment garder cette écharpe. Nous vous faisons confiance pour nous appeler cette nuit si ça ne va pas. Et puis nous viendrons souvent voir si vous allez bien car malgré tout, nous restons inquiets pour vous. Mais avec cette écharpe, je suis certaine que vous dormirez bien ! Je vous comprends, je dors moi-même avec l’odeur de mon mari quand il n’est pas là ! »

Je n’en reviens pas. Germaine va dans le sens de l’amie, de la patiente, de l’illusion des premiers amours… Est-ce là une façon d’aider Elsa ? J’ai une confiance aveugle en ma collègue expérimentée, mais le protocole ? Et l’équipe de nuit ? Comment va-t-elle réagir ? Instantanément, la jeune patiente sèche ses larmes et se passe l’écharpe autour du cou, aspirant à grandes bouffées…

Un peu plus tard, Germaine m’explique : « Qui voulais-tu protéger, Christophe ? Et de quoi ? Notre jeune patiente de sa souffrance ? Ou toi de ta peur ? Si ta peur te guide, alors tu perds ta capacité à raisonner. Si cette écharpe peut l’apaiser, alors laissons-lui… Tout simplement et peu importe le protocole. Adapter ce protocole en lui laissant son écharpe apporte-t-il plus de bénéfices ou de risques ? Ton rôle est là Christophe, percevoir, ressentir et adapter pour créer du lien et de l’apaisement… Évidemment, cette écharpe ne va pas l’aider à faire son deuil dans la durée mais l’urgence n’est pas là. Dans l’immédiat, ce petit bout de laine peut l’aider à passer la nuit, puis le jour d’après, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle puisse peut-être s’en détacher progressivement, à son rythme. Quant aux risques immédiats, nous les réduirons en augmentant notre vigilance cette nuit. »

Pendant plusieurs jours, Elsa n’a plus quitté cette écharpe, ni tenté de se faire du mal. Germaine avait raison. L’urgence n’était pas là.

Une place au monde…

Des années plus tard, je ne sais pas ce qu’Elsa est devenue, ce qu’est sa vie sentimentale… Mais j’ai découvert récemment ces quelques mots émouvants, que Charles Baudelaire alors âgé de 17 ans écrivait à sa mère : « Je sens venir la vie avec encore plus de peur. Toutes les connaissances qu’il faudra acquérir, tout le mouvement qu’il faudra se donner pour trouver une place vide au milieu du monde, tout cela m’effraie. »* Il décrivait là parfaitement la frayeur de l’adolescence au pied d’un monstre inconnu et terrifiant, le monde adulte. Aujourd’hui je comprends mieux la détresse de cette jeune patiente qui venait de perdre celui censé l’accompagner dans cette effrayante épreuve que sont les premiers pas vers l’âge adulte, que l’on préfère faire à deux.

Son prince parti, elle était seule face au monstre.

Moi aussi, souvent, j’ai peur du monstre. Heureusement, Germaine ne m’a jamais abandonné.

* Lettres inédites aux siens de Charles Baudelaire. Grasset, Les Cahiers rouges, 2010.

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