19/10/2015

Eve dans le jardin…

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Hospitalisé depuis bientôt trois mois, Monsieur R. a tenté de se suicider plusieurs fois dans sa chambre. Pour le protéger de lui-même l'équipe a mis en place une stricte surveillance. Mais un jour il trouve un vieux lacet dans l'herbe du jardin. Que faire ?

Avec quelques patients, nous scrutons l’herbe depuis plus d’une demi-heure, accroupis dans le petit jardin, à chercher des trèfles à quatre feuilles… Il y en a, nous dit-on, une concentration importante en certains endroits… D’ailleurs, ces derniers jours, plusieurs chanceux nous ont montré avec fierté leur porte-bonheur découvert à force de persévérance. Cette quête du trèfle rare est devenue pour certains un enjeu important, comme si les suites de leur vie difficile en dépendaient. Je suis venu les aider, et je dois avouer que l’idée d’en trouver un moi-même m’enchante…
Il est tard, la nuit va tomber, l’herbe est dense, la position de recherche met mon dos à rude épreuve, et le trésor reste introuvable. Désespérément.
Soudain, de façon tout à fait inattendue, Monsieur R., un patient très suicidaire, se présente avec un long lacet de chaussure dans les mains. Mettant définitivement fin à ma recherche du bonheur.
Monsieur R. est hospitalisé depuis bientôt trois mois dans le service. À plusieurs reprises, il a tenté de se suicider par divers systèmes de pendaison dans sa chambre. Son épouse est décédée quelques mois auparavant et il nous dit ne plus pouvoir vivre sans elle et vouloir la rejoindre. Devant ses multiples passages à l’acte et son ingéniosité pour confectionner des cordes ou des liens, nous avons tout retiré de sa chambre, ne lui laissant que son matelas sur son lit. La nuit, nous lui retirons tous ses vêtements et lui laissons une grande couverture et une chemise indéchirables pour qu’il n’ai pas froid. La journée, pour qu’il puisse évoluer dans le service fermé, nous lui rendons la plupart de ses effets personnels mais par sécurité nous gardons ses lacets de chaussures et sa ceinture. Nous restons très vigilants.
 
Une chaussure sans lacets, ce n’est pas une chaussure…
Je n’ai pas trouvé de trèfle à quatre feuilles, j’ai mal au dos, mon patient suicidaire, qui n’arrive pas à marcher avec des chaussures, a trouvé un lacet je ne sais où, et me demande de l’aider à le couper en deux pour en faire des lacets. En rentrant avec lui dans le service, je peine à marcher et à penser. En quelques minutes, un mal de dos fulgurant a fait de moi un vieillard en blouse blanche perplexe et voûté, qui se traîne lentement en grimaçant dans le service. Sur le chemin du poste de soin, de multiples questions vont et viennent dans ma tête fatiguée.
Je connais les risques et les consignes, je sais les gestes désespérés récents de Monsieur R., je sais ses intentions, je sais tout cela, et lui aussi. Comment peut-il imaginer que je lui laisse son lacet ? Alors que nous sommes très inquiets de le voir se suicider et que nous sécurisons au maximum son environnement, je dois récupérer ce lien. Mais comment faire? Comment lui dire? Va-t-il accepter de me le rendre sans opposition?
Tout de même… Lui laisser ? Non, c’est impossible. Que peut-il se passer ? Que me dira-t-on s’il l’utilise pour se faire du mal ? Non… Je dois lui reprendre. Je tente de lui dire mes inquiétudes mais Monsieur R. insiste. Il m’explique sa gène pour marcher et m’explique sa honte quand ses chaussures tombent. Il me demande de lui faire confiance.
Alors que la douleur dans mon dos se fait de plus en plus intense jusqu’à la nuque, m’empêchant presque de réfléchir, je ne sais plus ce que je dois faire. Je voudrais un antalgique, un matelas, un autre dos, quelqu’un qui m’aide… et un trèfle à quatre feuilles salvateur.
Ont-ils entendu mes prières, mes supplications ? Plus tard ils m’ont juré que non, que c’était une coïncidence. Mais quoi qu’il en soit, mes collègues Germaine et Oscar, les anciens du service, viennent à la rescousse.
Germaine règle la situation en quelques minutes. Elle pose sa main sur l’épaule de Monsieur R. et reconnaît sa gène de porter des chaussures sans lacets : « C’est vrai, une chaussure sans lacet, ce n’est pas une chaussure. » Elle évoque l’humiliation insupportable, la dignité. Dans une sorte de contrat de confiance oral, elle invite le patient à venir voir les soignants si cela ne va pas, lui offre une poignée de main appuyée et un regard sans détour qui les engage tous les deux. « Gardez ce lacet, nous nous parlons, vous et nous…» D’un coup de ciseaux, elle le coupe en deux, lui permettant de résoudre son problème. Puis ils marchent et discutent ensuite longuement dans le couloir.
 
« S’il veut se blesser… »
Je suis abasourdi. Germaine vient de laisser son lacet à un patient aux fortes idées suicidaires. Je ne comprends plus rien. Le risque me semble insensé. Devant mon désarroi, Oscar m’explique : « Quel est le risque, Christophe? Et à quoi aurait servi de confisquer son lacet à notre patient? » Tout tourne dans ma tête. Ce que j’ai appris, ce que je pense savoir, ce dont je suis sûr et qui va s’effondrer.
«Tout peut servir à se faire du mal, poursuit-il. Une corde, un drap, un stylo, une brosse à dents, des cailloux, tout et n’importe quoi… Si Monsieur R. veut se faire du mal, avec ou sans nous, avec ou sans lacet, il y arrivera. Et puis si nous lui prenons sa trouvaille, il en fera une autre, mais ne nous le dira plus… Germaine ne prend donc pas un grand risque supplémentaire au risque déjà existant. Par contre elle vient de lui montrer qu’elle entend sa demande, qu’elle est disponible et bienveillante. Elle maintient le lien entre lui et nous, un lien qui se serait peut-être dégradé si nous nous étions opposés.»
Au cours des semaines suivantes, Monsieur R. tente à nouveau, à plusieurs reprises, de mettre fin à ses jours. Mais jamais avec les lacets coupés par ma collègue.
 
Le trèfle d’Ève
Avec le recul, je comprends Germaine. Elle a probablement encore eu raison. Mais tout cela est déroutant pour moi, et je ne sais pas si demain j’oserai faire de même. Selon une légende, c’est Ève qui aurait cueilli et emporté un trèfle à quatre feuilles dans le jardin d’Eden. Je ne sais pas, mais je me souviens… Ce jour-là dans le service, j’ai perdu un peu de mon dos, Monsieur R. a retrouvé un peu de dignité, beaucoup de confiance en l’équipe, et je n’ai pas trouvé de trèfle. Mais je n’en avais plus besoin, j’avais mon Ève, Germaine.

Pack SUICIDE

N° 134 Le suicide…et après ?
N° 182 Famille et suicide
N° 213 Suicide et travail
N° 256 Prévenir la réitération suicidaire

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