06/04/2020

Pour sauver des vies je reste chez moi !

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En ces temps de confinement, médias et politiques occupent l’espace mais le type de communication choisi rassure peu les personnes fragiles, bien au contraire. Il faut déployer des trésors d’ingéniosité pour limiter les dégâts, comme avec Serge qui ne veut plus du tout sortir de chez lui et n'a plus rien à manger...

« Es-tu sorti aujourd’hui Serge ?
– Non Dominique. Je voulais le faire mais j’ai respecté ce que disait la télévision. Je suis resté chez moi.
– Tu es resté chez toi, mais, ça fait combien de jours que tu n’es pas sorti ?
– Cinq jours.
– Cinq jours ? Tu n’avais déjà plus rien à manger la dernière fois que je t’ai appelé. Tu n’es pas ressorti depuis ?
– Non, je voulais le faire mais j’ai écouté France Inter et le message qui passe en boucle sur le Covid 19.
– Mais alors qu’as-tu mangé ?
– Un reste de pâtes. J’ai fini ma réserve de café. C’est tout.
– En cinq jours ?
– Oui.
– Tu sais que je n’ai pas la télévision et que je n’écoute pas la radio ?
– Comment fais-tu pour suivre la  progression de la pandémie ?
– Euh, c’est là que le bât blesse. Je ne la suis pas.
– Tu ne sais pas qu’il y avait hier 5 532 personnes mortes à l’hôpital et 2 028 en Ehpad, soit 7 560 victimes ?
– Non je ne savais pas. C’est plus que la grippe saisonnière ?
– Non, pas encore mais ça va être beaucoup, beaucoup plus grave. Il ne faut pas confondre le Covid 19 avec une grosse grippe. Ça n’a rien à voir. Ils ont été très clairs là-dessus aux informations.  
– Ah … Ben là Serge, il faudrait que tu me tiennes au courant, que tu m’expliques tout ça. Tu veux bien ?
– Oui, ça ne va pas être du luxe, tu as vraiment de grosses lacunes
. »
 

« Les chiffres, ça ne ment pas ! »

Serge vit dans un studio de quinze mètres carrés. Il a peu de hobbys. Il tourne et vire inlassablement dans son chez lui. Quand il n’en peut plus de tourner, il s’assoit et s’installe sur son canapé-lit. Il branche sa télévision et regarde, fasciné, les images qui bougent et les mots qui se disent. Il en est comme hypnotisé. Il ne peut plus se débrancher. Les informations entrent en lui et n’en ressortent plus. Le soir, tard, quand il finit par se secouer et se mettre au lit, il ne trouve pas le sommeil. Il pense et repense à tout ce qu’il a vu et entendu. Il le prend au pied de la  lettre, incapable du moindre sens critique. Il tourne dans son lit, se retourne et tourne encore. Et sa pensée galope, galope. Il désinfecte son appartement à l’eau de javel à s’en brûler les mains. Quelqu’un a dit que le virus flottait dans l’air, il n’aère plus son appartement. C’est tout juste s’il ne se retient pas de respirer.

Serge est un Gémien (adhérent à un Groupe d'entraide mutuelle – Gem) qui n’est pas suivi en psychiatrie. Il s’est trouvé des suppléances qui lui ont permis de tenir jusqu’ici. « Les chiffres, ça ne ment pas, aime-t-il à répéter. » Son travail de comptable était essentiel pour lui. Le confinement a pulvérisé cette protection. J’ignore comment il est venu au Gem. Je pense qu’il a rencontré Edith, l’ancienne présidente, lors d’un stage de remise à niveau à Briançon. Elle a eu l’intelligence de lui proposer d’adhérer. Serge vit seul. Evidemment. « A 444 kms de mon lieu de naissance, précise-t-il ». Je l’ai rencontré au Journal où il vient un samedi par mois. Il a le projet d’y proposer des sudokus. Le confinement a fait exploser ça aussi.

Je lui téléphone au moins une fois par semaine pour prendre de ses nouvelles. Je m’inquiète, semble-t-il, à raison.

Il n’a pas mangé depuis au moins quatre jours et a priori rien n’indique qu’il va sortir faire ses courses. « En restant chez moi, je sauve des vies, en sortant je les menace. » Le slogan est devenu une intuition quasi-délirante que je n’ai aucune chance de contrer avec des mots.

Comment agir ?

Que faire ? Appeler mes anciens collègues du Centre de Santé Mentale ? Je sais qu’ils sont débordés, qu’une éventuelle première hospitalisation à plus de quarante ans serait inutilement traumatisante. Surtout si elle est sous-contrainte. Aucun d’entre eux ne connait Serge. La relation de confiance c’est avec le Gem qu’elle existe. Avec le Gem et son président.

Serait-il possible de lui faire livrer des repas à domicile ? Il ne demande rien de tel pour l’instant. Un Gémien de ses voisins pourrait peut-être lui faire ses courses. L’entraide permet d’organiser ce genre de coup de main. D’autant plus qu’habituellement Serge aide facilement ceux qui sont perdus dans leurs comptes à s’y repérer. Ce pourrait être un échange de bons procédés.

J’agirais sur les conséquences, sur le plus préoccupant, mais pas sur la source principale de son inquiétude. Il suffirait qu’un des ânes bâtés qui opère dans les medias sorte une nouvelle énormité pour que toute cette stratégie soit à revoir. Il y a concurrence au fenestron.

J’essaie de "rouler avec la résistance". Je ne cherche donc pas à le convaincre qu’il doit aller faire ses courses. J’essaie d’inverser les choses : à lui de me convaincre que je dois me protéger ! Il sera bien temps ensuite, si c’est nécessaire de réfléchir avec les autres Gémiens à des mesures plus souples ou plus radicales. Quand j’étais encore infirmier, on appelait ça l’entretien motivationnel.

Désinfecter ou non ses chaussures après les courses ?

Serge me fait donc un cours de rattrapage sur le coronavirus. Ce faisant, il prend conscience des failles de l’argumentation gouvernementale et journalistique. Je n’ai même pas besoin d’en pointer les incohérences.

« Que dois-je faire Serge quand je sors ? Mettre un masque ou pas ?
– Au début ils ont dit que ça ne servait à rien sauf si on était malade, et, maintenant ils disent qu’il faut en mettre un quand on sort même si l’on n’est pas malade.
– Fallait-il les croire avant ou doit-on les croire maintenant ?
– Je ne sais pas Dominique, je ne sais plus.
– Tu crois que si je mets un masque, je pourrais aller faire mes courses sans infecter quelqu’un ?
– Euh …
– Tu ferais quoi toi ?  Tu mettrais un masque ou pas ?
– Je mettrais un masque
– Donc tu penses que je devrais le faire ?
– Oui ce serait plus sûr.
– Le problème c’est que je n’ai pas de masque Serge. Je vais devoir rester chez moi, comme toi. Pour sauver des vies. Pour ne pas infecter quelqu’un. Le problème c’est que très vite je ne vais rien avoir à manger. Que dit la télévision là-dessus ? Elle recommande de se passer de manger ?
– Non. Non. Je n’ai pas entendu ça. Nulle part.
– Parce que si je ne mange pas, je meurs et je ne risque pas de sauver des vies. En tout cas pas la mienne.
– Oui, c’est juste. Attends que je me souvienne … Ils disent que l’on peut se fabriquer soi-même son masque. Il y a des tutoriels qui expliquent ça mais je n’ai pas Internet.
– J’ai Internet Serge. Tu veux que l’on écoute ?
 »

Finalement, Serge s’est fabriqué un masque, à partir du tutoriel. Et moi aussi en direct. Ni lui, ni moi ne sommes totalement convaincus de l’efficacité du dispositif mais si ça sauve des vies étrangères, et la nôtre en prime, ça peut se tenter. Il a estimé l’efficacité du dispositif à 75 %, ce qui selon lui, est acceptable. Un peu de paradoxe ne saurait nuire.

Nous avons convenu que nous tenterions l’aventure des courses en même temps, à 13h30, pour limiter le risque des rencontres. Le premier revenu appelle l’autre pour lui en faire un compte-rendu. Il a tardé à me téléphoner. « J’avais faim m’a-t-il dit ». Je l’ai remercié de m’avoir sauvé la vie avec ses informations précises et lui ai demandé de noter pour moi tout ce qu’il était important de savoir sur le coronavirus.

« Le Covid 19, Dominique, le Covid 19.
– Tu as raison Serge, il faut être précis. Tu prends bien des notes. On n’est pas encore très sûrs pour les gestes barrière. Tu essaies de savoir s’il faut ou non désinfecter ses chaussures après les courses.  Il ne faut pas que nous nous trompions.
– D’accord Dominique, et toi n’oublie pas, tu sors avec le masque et tu remplis bien ton attestation. On se rappelle jeudi ?
»

Dominique Friard