La diversification ethnoculturelle des populations accueillies et employées dans les établissements de santé
accroît le risque de propos racistes. Comment réagir, à titre individuel et institutionnel ? Plusieurs leviers doivent être actionnés à titre préventif.
Même si les actes racistes demeurent difficiles à dénombrer, ils semblent se multiplier. Au travail, la réaction à une remarque raciste peut varier selon la situation et les protagonistes. Par commodité, nous n’envisageons dans cet article que les remarques émises ou entendues dans le cadre de la relation de soin, porteuses d’enjeux d’abord éthiques et déontologiques et, in fine, organisationnels. Explorant donc le registre des violences verbales externes, ces considérations mériteraient d’être étendues aux violences internes, pour intégrer les propos racistes tenus entre salariés ou d’encadrant à subordonné, auxquels notre conclusion apportera toutefois quelques éléments de réponse.
Remarque adressée à un patient
Évacuons tout d’abord une réalité déplaisante : le système de soins peut se révéler fondamentalement si ce n’est raciste, du moins ethnocentrique : l’enseignement initial et la formation continue s’y font majoritairement par référence à un
patient de type caucasien, ce qui ne prépare qu’imparfaitement à l’accueil et à la prise en charge de patients d’origine non européenne, et l’appartenance à une minorité ethnique et/ou religieuse (en France, avoir la peau noire et/ou être de confession musulmane) constitue, dans tous les pays occidentaux, un facteur important de discrimination en santé (1). La tenue de propos racistes, même involontaire, par un salarié ne peut donc être exclue.
Cependant, les soignants sont supposés formés, ou au moins sensibilisés, au respect des différences ethnoculturelles et religieuses, notamment par la réflexion éthique (respect des cultes funéraires, des interdits alimentaires…). Les différents ordres professionnels rappellent régulièrement que la discrimination et le racisme sont contraires aux valeurs humanistes qui régissent le soin : les professionnels se sont engagés à soigner avec le même dévouement, quelles que soient les origines, la couleur de peau, la situation sociale ou les orientations religieuses, philosophiques ou sexuelles de leurs patients. Reste à déterminer si la formation à la diversité ethnoculturelle des personnels hospitaliers non soignants, notamment les moins qualifiés, est suffisante…
Remarque à un salarié
L’exposition à des propos racistes fait partie des agressions verbales dont peuvent être victimes les personnels hospitaliers (2). Les soignants tendent à euphémiser, voire à dénier, ce type de situations, les mettant sur le compte de l’âge, de la douleur et de la souffrance, du stress, de l’anxiété… propres aux populations prises en charge.
Il est compréhensible qu’un enfant interroge, de façon plus ou moins maladroite, sur la couleur de peau, la religion…, en tant que différences entre les personnes. Le soignant ainsi interpellé peut répondre à ses questions et contribuer à son apprentissage et à sa socialisation. En revanche, les questions racistes manifestement liées à ses croyances et convictions doivent de préférence être abordées avec l’adulte responsable.
Le statut cognitif d’un patient (trouble mental, maladie neurodégénérative de type Alzheimer…) peut rendre inutile, voire contre-productive, toute réaction rationnelle à une remarque raciste. Perçue comme une agression par le soignant, elle expose néanmoins au risque d’animosité à l’encontre du patient, voire de contre-agression, donc de maltraitance.
Comment réagir ?
Lorsque le patient est adulte et cognitivement compétent, ou s’il s’agit d’un tiers, le professionnalisme suppose de conserver la maîtrise émotionnelle de la situation, par exemple avec une approche en quatre étapes :
– éviter d’essentialiser, c’est-à-dire distinguer comportement (ou propos) et personne racistes, pour ne pas blâmer l’individu mais un de ses actes ;
– s’accorder le droit de s’opposer à de telles remarques… et le faire poliment mais fermement ;
– amorcer le dialogue en cherchant à déterminer le fondement de la remarque. La question « Savez-vous que cette remarque était vraiment raciste ? » oblige la personne à réfléchir sur la légitimité de son propos ;
– expliquer avec calme à son interlocuteur en quoi la remarque ou la « plaisanterie » était blessante. S’exprimer à la première personne pour expliquer son ressenti sans donner de leçon de morale ;
– pour préserver la relation future, demander que cette situation ne se reproduise plus.
Face à une personne foncièrement raciste, il peut en revanche être pertinent de ne pas perdre son temps et de passer à autre chose, voire de s’éloigner physiquement…
Rôle de l’encadrement
Que l’auteur de la remarque raciste soit cognitivement compétent ou non, il est impératif d’alerter immédiatement l’encadrement, afin que le phénomène puisse être identifié, quantifié et mis en paroles. Les propos discriminatoires, dont relèvent les remarques racistes, doivent en effet faire l’objet d’un signalement sur le site de l’Observatoire national des violences en milieu de santé (3), même si en cas de discernement aboli de l’auteur. Le manager de proximité peut par ailleurs aider la victime à déposer plainte si elle le souhaite.
Le contrôle émotionnel auquel le soignant est tenu face à une remarque raciste peut s’avérer épuisant, surtout s’il se répète. Il représente donc un risque psychosocial pesant sur la santé et la dignité des salariés, justifiant la mobilisation de l’encadrement et/ou de la direction (oralement ou via une fiche d’événement indésirable) afin que la tension éventuelle puisse être désamorcée. Au final, la qualité de la prise en soin peut être altérée, avec un risque d’erreur soignante voire de négligence ou maltraitance.
La tenue de propos racistes entre salariés relève potentiellement du pouvoir disciplinaire, voire du droit pénal. Isolée, elle met en péril la qualité du lien social au sein de l’équipe ; banalisée, elle peut aussi révéler et exacerber l’existence de clans, sur la base de critères ethnoculturels et/ou religieux notamment, dont les lignes de fracture dépassent le plus fréquemment le périmètre d’une équipe pour s’étendre à l’ensemble d’un établissement, appelant des réponses organisationnelles.
Responsabilité de l’institution
Pour conclure, soulignons que la gestion et la prévention des propos et comportements racistes (émis par le personnel ou à son encontre) relèvent en dernier ressort de l’organisation, qui dispose pour ce faire de plusieurs leviers (4) :
– bannir expressément les propos et comportements racistes et le communautarisme dans le règlement intérieur, le contrat de séjour… ;
– afficher l’engagement de l’établissement dans la lutte contre le racisme et les discriminations ;
– privilégier la recherche créative de solutions concertées : par exemple, on peut proposer le port de la charlotte en substitution du voile ou de la kippa pour concilier la liberté de conscience des soignants et la réglementation sur le port des symboles religieux ;
– rappeler les avantages de la diversité en contexte soignant, qui permet par exemple de mieux tenir compte de celle de la population accueillie ;
– privilégier la formation et la réflexion commune, par exemple sous l’angle éthique ;
– former en interne à l’interculturalité et à l’anthropologie médicale ;
– rappeler que tout forme de racisme est incompatible avec les valeurs soignantes.
Que dit la loi ?
Le droit français interdit et sanctionne le racisme, qu’il s’exprime sous forme de propos injurieux, de comportements discriminatoires et/ou de violences physiques. La question des remarques racistes qui nous intéresse ici relève de « l’injure non publique commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée », punie d’une amende pénale de 1 500 euros*.
Par ailleurs, la tenue par un salarié de propos à caractère raciste revêt « nécessairement un caractère fautif »**, susceptible d’une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement.
Dans la fonction publique, la discrimination est prohibée par les articles L. 131-1 et suivants du Code général de la fonction publique. Un cadre général de la non-discrimination est également prévu par la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008***, ainsi que par les articles 225-1 et suivants du Code pénal.
*Article R. 625-8-1 du Code pénal
**Cour de Cassation, Chambre sociale, arrêt n° 02-44.904 du 2 juin 2004.
*** Loi 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, www.legifrance.gouv.fr
Philippe Zawieja*, Jean-Christophe Villette**
*Psychosociologue du travail, directeur de la recherche,
**Psychologue du travail et des organisations, directeur général ;
Cabinet Ekilibre Conseil
1– Joshua Rivenbark et Mathieu Ichou (2020), « Discrimination in healthcare as a barrier to care : experiences of socially disadvantaged populations in France from a nationally representative survey », BMC Public Health 20 : 1-10. https://doi.org/10.1186/s12889-019-8124-z.
2– Marguerite Cognet, Patricia Carlier et Camille Foubert (2018), « Quand l’usager fait preuve de racisme », Revue de l’infirmière, volume 67, n° 241, p. 20-22. Voir aussi les chiffres récents dans le dernier rapport de l’Observatoire national des violences en santé (ONVS), 2022.
3– Des signalements peuvent être faits sur la plateforme de l’ONVS, https://dgos-onvs.sante.gouv.fr/
4– Christophe Bertossi et Dorothée Prud’homme, « La « diversité » à l’hôpital : identités sociales et discriminations ». Institut français des relations internationales, 2011.