L’insomnie est un symptôme d’une grande banalité, caractérisé par une diminution du temps de sommeil total, accompagnée d’une gêne subjective et éventuellement de fatigue (1). D’après le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) (2), la plainte essentielle est une difficulté d’endormissement ou de maintien du sommeil, ou un sommeil non réparateur, ceci pendant au moins un mois. Pour ceux qui en souffrent, c’est parfois un véritable fléau… Dans la journée, les répercussions sont importantes : somnolence, troubles de la concentration et de l’humeur, stress et irritabilité…
Au-delà de ces descriptifs froids, Hygiène de vie, relaxation, traitements médicamenteux… parfois, rien n’y fait.
« Tu ne dormiras point… »
Comme tous les soirs, vers 23 h 30, Hélène ferme la fenêtre de sa chambre qui sent bon le frais, se faufile sous les draps, met en route l’alarme sur son réveil puis éteint la lumière.
Elle sait déjà qu’elle ne dormira pas. Ça lui arrive de plus en plus souvent, trois à quatre fois par semaine, depuis plusieurs mois.
C’est une évidence, aussi certaine que « Il fait beau ce matin » ou « aujourd’hui c’est dimanche ». Un onzième Commandement : « Tu ne dormiras point ».
Hélène ne boit ni café ni alcool, ne fume pas, fait du jogging chaque semaine et éteint son portable après le dîner. Elle ferme les yeux et essaie de penser à des choses agréables – pas le bruit de la mer qu’elle n’aime pas car elle n’en voit pas le fond mais plutôt la lumière douce de la forêt ou l’odeur de la terre après l’averse, mais ça ne marche pas. Parfois, elle pense à sa journée de travail écoulée (Hélène est infirmière), à ses projets pour le lendemain mais tout cela s’efface rapidement.
C’est un feu qui brûle dans sa tête, qu’elle ne parvient plus à éteindre, une lumière permanente, dont elle a perdu l’interrupteur, le mode d’emploi. Alors elle attend et regarde le plafond, elle se dit que la fatigue finira bien par l’assommer…
Elle se souvient de l’histoire de ce comte russe, insomniaque, qui avait demandé à Jean-Sébastien Bach de lui écrire une musique au clavecin pour l’aider à s’endormir. C’est un de ses élèves qui les avait interprétées, ce sont « Les variations Goldberg ». La légende dit que le comte avait été très satisfait du résultat, mais pour elle, ça ne fonctionne pas non plus.
Elle regarde le réveil et voit les minutes défiler, lentement : minuit, minuit trente, minuit cinquante. Comment pourra-t-elle travailler demain ? Elle se redresse brusquement, trébuche dans le noir jusqu’à la salle de bains et prend parfois un comprimé de mélatonine.
Elle retourne se coucher et attend longtemps, une éternité. Quand elle ouvre à nouveau les yeux : il est 4 heures du matin.
Elle a essayé d’autres molécules qui, toutes, aboutissent au même résultat et finissent par l’endormir jusqu’à ces réveils précoces avec une chape de plomb sur la tête. Quelques années auparavant, elle a pris sans succès des benzodiazépines. Aujourd’hui, la plupart du temps, elle ne prend rien.
Il est 4 heures, Hélène sait que sa nuit est terminée, elle ne dormira plus. Elle pourrait se lever, lire sur le canapé, écouter de la musique ou jouer du piano avec la sourdine mais elle n’en a pas la force. Elle pense à sa longue journée du lendemain et a peur de ne pas y arriver. Peur de ne pas tenir debout, de trébucher, de faire des erreurs…
Ça dure parfois trois ou quatre nuits d’affilée avant qu’elle dorme une nuit complète, puis Hélène s’écroule de fatigue comme une jeune fille épuisée d’avoir trop dansé qui se laisse tomber sans force sur la piste. Elle dort alors d’un sommeil profond et sans rêve. Puis la vie recommence, parsemée de périodes de calme, où elle dort bien, surtout lorsqu’elle est en vacances à la campagne.
Veille sans raison
« On veille quand il n’y a plus rien à veiller et malgré l’absence de toute raison de veiller », écrit le philosophe Lévinas (3) pour qui l’insomnie est du domaine de la métaphysique.
Elle sait que ça finira par passer, que peut-être un jour l’insomnie partira sur la pointe des pieds comme elle est venue. Peut-être lui permet-elle d’effleurer ce qu’il y a de plus fragile et de plus insaisissable chez l’être humain ? Hélène partage ainsi ses nuits d’éveil avec d’autres personnes qui cherchent elles aussi à laisser en paix leurs insomnies…
VIRGINIE DE MEULDER
Infirmière, Consultation jeunes adultes NineTeen, GHU Paris psychiatrie et neurosciences.
1– Sémiologie psychiatrique, P. Bernard, S. Trouvé, 1977.
2– DSM-5, APA, Elsevier Masson, 2015.
3– De l’existence à l’existant, E. Levinas, Vrin, 1993.