Se détendre. Quoi de plus souhaitable, de plus agréable, mais de moins en moins naturel ? En toutes circonstances, la détente vaut mieux que la crispation, mais peu de situations s’y prêtent. La détente est l’alignement exceptionnel d’une vie qui aspire à l’ordre dans un monde qui respire le chaos. Et pourtant. Dans les arts martiaux, on sait que la détente est, paradoxalement, la condition de la force et de la vitesse, et donc de l’efficacité. Il n’est qu’à observer le boxeur Mohamed Ali qui combattait comme un danseur survolant le ring. Toute tension mure le corps dans une forteresse qui le protège par paralysie. Mais comment rester détendu dans un monde menaçant ?
Changer le monde ?
Le stoïcisme oppose notre volonté au cours du monde en lui offrant deux options : soit l’accompagner sans rien changer, soit s’y opposer mais toujours à nos frais (1). Car il est aussi absurde de croire qu’on va changer le monde en s’y opposant que de penser modifier l’écoulement d’un fleuve en y nageant à contre-courant. Certaines choses dépendent de nous – celles qui sont intérieures : nos pensées, nos émotions, nos actions – et d’autres non : les éléments extérieurs. Le temps qu’il fait, l’attitude des autres, les accidents, la paix et la guerre, la naissance et la mort… La radicalité de cette vision du monde peut sembler décourageante. À quoi sert de vivre si l’on n’a pas de poids sur le cours des choses ? Pourquoi préparer un examen si l’issue reste incertaine ? Avoir une vie saine si la santé m’échappe ? Faire preuve de gentillesse si je ne contrôle pas les autres ? S’il est difficile de se détendre dans un monde dangereux, il semble inutile de vivre dans un monde immuable.
Cependant, on peut prendre la question autrement et se demander ce qu’on peut faire de soi dans un monde déterminé, dont on peut tirer le meilleur parti. Le résultat de l’examen ne dépend pas de nous, ni la santé, ni la fidélité des amis, mais notre travail, nos modes de vie, notre gentillesse, oui. La poursuite de notre excellence, elle, est parfaitement libre et accessible. Il suffit de le décider. C’est la magie d’orienter les efforts sur soi : tout stress disparaît puisque ma décision abolit, une fois qu’il est clair qu’elle ne dépend que de moi, tout hasard extérieur, tout conflit, toute force des choses. Et si ce « si tu veux, tu peux » paraît un vœu pieux, ce n’est pas qu’il est hors d’atteinte, mais qu’il est séparé de nous par l’abîme de deux méconnaissances : celle du monde et celle du Soi.
Accepter n’est pas approuver
Pour se détendre, il faut d’abord accepter le monde « tel qu’il est ». Comment le peut-on, alors qu’il est empli d’inégalités et de menaces ? Il faut comprendre qu’accepter l’injustice ou le malheur n’est pas l’approuver. C’est en prendre acte. Quelle utilité de s’arracher les cheveux, de s’indigner dans de longs discours, de s’enfoncer sous le poids des belles idées ? Au contraire, faire preuve de lucidité et de discernement peut être la meilleure façon, non de changer le monde, mais de l’accompagner et de le faire légèrement dériver, comme une pierre posée dans un fleuve, ou un combattant d’aïkido se servant de l’impulsion de son adversaire pour l’empêtrer dans sa propre attaque.
Renoncer au moi « égoïste »…
Mais le plus difficile est sans doute de renoncer au moi qu’on voudrait être, à cette idéalisation d’un moi narcissique que la société nous a imposée depuis que le langage, les conventions, la hiérarchie sociale nous ont fait croire que nous serions aimés pour ce que nous ne sommes pas. Vouloir dominer les autres pour en être aimé absolument est l’une des plus grandes sources de malheur. Il faut se déprendre de notre moi « égoïste », de notre amour-propre, qui est haïssable (2). Cet effort nécessite de renoncer à une approbation sociale qui attend qu’on sacrifie son moi (pour être admiré) tout en le faisant briller dans l’ombre (pour être envié).
L’hindouisme prône également de passer de notre petit moi égoïste et vaniteux qui se pense en compétition avec les autres et le monde, au « soi » qui est la conscience du tout, rattachée à l’univers dans une continuité sans couture (3). C’est à cela que veut nous initier aujourd’hui différentes formes de relaxation et de méditation, le zazen (dans le bouddhisme, posture de méditation assise), le yoga, et toutes ces pratiques prenant le contre-pied de la recherche sans fin de performances. On peut toutefois se demander si ces pratiques y parviennent, tant elles semblent davantage utilisées pour agrémenter une existence gloutonne que pour transmuer des choix de vie.
Etre soi
La véritable détente peut donc commencer quand on parvient à être soi, même si, en un sens, c’est la chose la plus difficile ! D’abord parce qu’il faut voir le monde tel qu’il est, sans les filtres consolants de l’illusion sociale. Ensuite parce qu’il faut renoncer pour cela à notre cher petit moi, ce « misérable petit tas de secrets » (4) qu’aucune suprématie ne pourra rendre admirable. C’est en travaillant sur ce petit tas inquiet, et non sur l’infinité du monde, qu’on parviendra à faire corps avec lui, et nous sentir enfin accordés.
Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie
1– Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Garnier-Flammarion, 1999.
2– Pascal, Pensées, Garnier-Flammarion, 2015, fragments 5/37, Lafuma 597.
3– Les Upanishads, Fayard, 2014.
4– Malraux, A., Les noyers d’Altenburg, Gallimard, 1997, p. 79.