La tendresse majeure…

N° 280 - Septembre 2023
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La tendresse semble aussi nécessaire qu’insaisissable... Comment la définir et à quoi correspond-elle, lorsqu’elle surgit dans les soins ?

La tendresse est un sujet mineur. Mineur dans la société, le couple, le soin, où on lui préfère la justice, l’amour, le respect. Pourtant, elle désigne un sentiment qui tend à se manifester dans une attention physique, un geste réel vers l’autre, une douceur qui est comme l’enveloppe de l’amour véritable. La tendresse est « le dernier mètre » qui relie des individus entre lesquels s’intercalent d’ordinaire rôles sociaux et préoccupations utilitaires. Mais contrairement aux gestes intentionnels – contacts, caresses, embrassades –, la tendresse relève plus de l’«être» que de l’«avoir» et ne saurait être décidée (1), pas plus que le désir, dont la nature « trouble » est une façon de percevoir le monde plus que l’expression ponctuelle d’un besoin (2). Son statut mineur tiendrait ainsi à son double statut « intermédiaire », entre l’amour égoïste (charnel) et altruiste (charitable), et entre l’acte intentionnel (caresse) et la nature propre (vulnérabilité). Bref, elle semble aussi nécessaire qu’insaisissable. Analyse.

Une vertu complète

La tendresse, c’est une qualité matérielle qui s’oppose à la dureté. On parle de pierre tendre pour désigner une roche peu résistante, poreuse et malléable. Au sens figuré, on parle d’« âge tendre » ou de « sentiments tendres » pour souligner leur nature sensible et leur pouvoir de liaison. On a même dessiné une « carte du tendre », le pays de l’amour, alimenté par les trois cours d’eau de l’inclination, de l’estime et de la reconnaissance (3).

La tendresse désigne également un sentiment au croisement de l’attachement, de la sensualité et de la bienveillance. Elle serait ainsi une vertu complète, comme la charité ou la justice, contrairement aux vertus incomplètes comme le courage ou la fidélité, qui peuvent être mises au service du mal, puisqu’un assassin aussi peut être courageux ou fidèle, mais non pas charitable ou juste. Elle partage avec la douceur une certaine passivité qui augmente la vulnérabilité de la personne qui l’éprouve. Ce que Montaigne résume lorsqu’il écrit que « c’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler » (4). Mais alors que la douceur peut être impersonnelle, technique, la tendresse est un sentiment éprouvé envers une personne particulière. Elle distingue la personne qu’elle vise, ce qui explique son rôle fondamental dans le développement des enfants. On pense au « holding » de Winnicott (5). Mais elle explique surtout que « si tout amour est amour de transfert, c’est que l’amour est reçu avant d’être donné » (6).

La plus précieuse et la plus risquée…

Forte par sa capacité à toucher et à être touché, la tendresse est faible par manque de cadre. Sa qualité dépend entièrement des limites qu’on lui donne. Car la tendresse, précisément par sa tendance à s’exprimer physiquement, peut devenir intrusion, érotisation, domination, humiliation. Dans le soin par exemple, elle participe à cette démarche « associative », venant des proches et non des professionnels, qui « respecte la personne, ses entours, ses petites habitudes, une démarche où tout besoin (par ex. de nourriture) comprend en réalité une demande infinie et appelle une réponse qui s’inscrive dans une narration singulière » (7). Démarche qui comporte un risque de trop grande proximité, de pertes de repères moraux et finalement d’abaissement d’autrui.
Nous sommes là dans un problème inverse à celui dont parlait Ricœur à propos d’une médecine dont l’efficacité technoscientifique supposait une objectivation du corps du patient pouvant brouiller la frontière entre l’acte de soin et l’acte de torture (8). Ce n’est pas du traitement objectivant que provient la menace de la tendresse, mais du soin subjectivant. Elle est donc à la fois la plus précieuse et la plus risquée, la plus souhaitable et la moins libre, la meilleure part de nous et celle qui réclame le plus de contrôle. On se souvient de la phrase de Montesquieu : « Qui le dirait ? la vertu même a besoin de limites ! » (9). Aussi la tendresse trouve-t-elle son modèle chez les parents qui aiment leur enfant en veillant à ne pas l’écraser, et donc à s’autolimiter à la manière du Dieu de la Kabbale qui se retire pour laisser exister le monde (10).

Le coeur d’une vie bonne

La tendresse, par son humanité même, cette humanité dont elle émerge de pair avec le jugement moral qui est son inverse, renvoie ainsi à la responsabilité individuelle. Responsabilité du lien avec les faibles, les nouveau-nés, les vieillards, les mourants, qui nous réclament davantage qu’un simple « devoir désintéressé ». Mais surtout responsabilité de notre propre limitation, et d’abord dans ce que nous avons de meilleur. En conjuguant notre vulnérabilité et la capacité d’attendrissement qui en est la projection sur autrui d’une part, et notre capacité d’action d’autre part, la tendresse constitue le cœur de cette « vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » (11).

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Clément-Hryniewicz, N. : « La tendresse, un lien entre les patients et leurs proches en fin de vie », Le Journal des psychologues, 2009, 51-54.
2– Sartre, J.-P. : L’être et le néant, Tel, Gallimard, p. 427.

3– Scudéry, M. : Clélie, histoire romaine (1654), Folio Clas- sique poche, 2006.
4– Montaigne, M. : Les essais, Folio, 2021, III, 9.
5– Winnicott, D.: De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1989.
6– Comte-Sponville, A.: Petit traité des grandes vertus, Point, Seuil, 2001, p. 388.
7– Abel, O.: “Mourir aujourd’hui”, Fin de vie, Le débat, sous la dir. de Jean-Marc Ferry, PUF, 2011, pp. 369-392. 8– Ricœur, P.: Médecins tortionnaires, médecins résis- tants, préface, La Découverte, 1989.
9– Montesquieu : De l’esprit des lois, XI, 4.
10– C’est le concept de “Tsimtsoum” d’Isaac Louria (1534- 1572).
11– Ricœur, P.: Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 202.