28/03/2023

Le cancer, maternité morbide

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Maladie socialement bien identifié, le cancer apporte parfois davantage de compréhension et d’empathie que la maladie mentale. Chez des femmes souffrant de psychose, certains cancers féminins résonnent aussi de façon singulière, comme le constate la généraliste, qui tente de réfléchir aux prises en charge les plus adaptées, en équipe et lors d’un colloque.

Dans l’esprit de certaines patientes souffrant de psychose, le cancer résonne comme une maternité morbide et cauchemardesque, du moins c’est ainsi qu’elles semblent le comprendre, et le porter. 

Ainsi Madame U., atteinte dans sa poitrine de femme, me confie lors de notre premier rendez-vous qu’elle ne sait plus si elle a eu une tumeur ou un enfant, que cette masse qui grossissait, elle aurait pu l’élever, et qu’à la place on la lui a enlevé. Le cancer est une petite mort de quelques cellules qu’on porte en nous le temps d’une gestation, qui grossit comme un fœtus jusqu’à ce qu’on accouche de notre fin, ou de la guérison. 

Madame R. aussi porte en elle ce fardeau. Sans le savoir complètement sûrement, puisqu’il est difficile aujourd’hui de mesurer ce qu’elle entend et comprend de nos mots, et de ses maux. 
Madame R. a un enfant, un fils. Leur relation fusionnelle s’explique en partie par la violence dont son défunt mari et père de son fils a fait preuve avec eux. Jusqu’au jour où elle a pris son enfant sous le bras et fuit avec lui pour le protéger. 
Aujourd’hui, Madame R. vit dans l’unité de longue évolution, où son fils vient régulièrement lui tenir compagnie. Elle est aveugle, et n’entend pas très bien. 
Dans des moments de délire, elle se rebelle à nouveau contre son mari qu’elle aperçoit dans un coin de la chambre. Elle crie et l’insulte en arabe, elle ne se laisse pas faire. 
Avec nous cependant, elle semble rassurée. Elle a « ses chouchous », certains infirmiers qui la connaissent bien et qui parlent sa langue maternelle, ce qui aide beaucoup. 
Et avec son fils, elle redevient une mère. 
Cependant, les aides-soignantes constatent des saignements utérins répétés. Frottis, IRM…, nous posons le diagnostic de cancer de l’utérus. Il faudra plusieurs réunions pluridisciplinaires avec les spécialistes pour s’accorder sur une prise en charge palliative, dans le but de lui épargner une chirurgie lourde – qui, à son âge et dans son état, provoquerait des souffrances intenses –, pour tenter de limiter la progression d’un cancer qu’elle ne comprend pas. 
C’est auprès de son fils que le travail d’acceptation est le plus difficile, mais on n’y arrive, pas à pas. 

Une maladie qui suscite la compassion

Peu de temps après, au congrès de l’Association nationale pour la promotion des soins somatiques en santé mentale (ANP3SM), où j’entends deux histoires cliniques qui viennent élaborer un peu plus ma pensée dans ce sens. 

La première est celle d’une patiente souffrant de schizophrénie, sur le point d’être opérée d’un cancer de l’utérus, elle aussi. Mais elle refuse, finalement, car dans son délire, ce cancer qu’elle porte dans son utérus, c’est la réincarnation de son frère décédé quelques années plus tôt, et qui est aujourd’hui son ange gardien. Une gestation qui aura duré le nombre d’années qui la sépare de sa mort à lui.  

La seconde est l’histoire d’une autre patiente, psychotique, elle aussi atteinte d’un cancer de l’utérus, et persuadée d’être enceinte, annonçant à son gynécologue : « J’ai une tumeur de grossesse sanguine ». Et qui, après l’examen gynécologique, décrit ainsi la consultation : « J’ai eu une visite nuptiale ventrale ». 

Oui, le cancer apparaît quelque fois comme la gestation d’une souffrance, ou d’un deuil. Cette image est d’autant plus parlante qu’il s’agit de néoplasies portant atteinte à l’appareil génital féminin ou à la poitrine. 
Cette constatation n’est pas l’apanage de la maladie mentale. Je pense plutôt que la psychose vient donner corps à des mécanismes inconscients logés chez tout le monde. Car nous ne sommes pas si différents. 

Et justement, le cancer est socialement bien identifié, bien plus accepté et susceptible de susciter l’empathie et la compréhension des autres que la maladie mentale. Il permet parfois d’obtenir le soutien social qu’un patient psychiatrique n’avait pas jusque-là, exclu qu’il était par sa pathologie. Il change parfois son hôte : lorsque le corps repasse au premier plan, la psychose parfois se tait. Comme on a pu l’observer avec Madame C., qui, voyant ses brûlures a finalement accepté des soins qu’elle avait toujours refusé. 
Alors on investit le cancer comme ce qu’il est maintenant : une nouvelle identité, une extension de soi, un nouveau projet de vie, la certitude d’être aimé. On l’investit comme un nouveau-né.