07/02/2023

Une prise en charge… sans fin !

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Pas simple d’établir une relation de confiance avec Monsieur D., patient psychotique vindicatif et procédurier. Dans un chassé-croisé permanent, il réclame des rendez-vous, ne s’y présente pas et se pose en victime. Tenace, la médecin généraliste ne parviendra à un accord de suivi avec lui qu’après un épisode rocambolesque…

Suivi au Centre médico-psychologique (CMP) pour psychose, Monsieur D. n’a pas de médecin traitant, c’est donc tout naturellement qu’il est adressé à ma consultation. Située au sein même du CMP, elle a lieu deux fois par semaine, pour des patients du pôle dépourvus de suivi somatique. L’objectif est de réaliser un bilan de santé, puis de les orienter vers un confrère en ville pour un suivi de médecine générale. 

Le jour du premier rendez-vous, Monsieur D. ne se présente pas à la consultation, et ne répond pas à mon appel. Pour gagner du temps sur une éventuelle prochaine rencontre, je consulte son dossier. J’y découvre une quantité de lettres attestant des différentes procédures de Monsieur D. à l’encontre du CMP, des psychiatres, de la secrétaire, des généralistes de son quartier… Monsieur D. n’a pas de médecin traitant parce qu’il les a tous épuisés, puis signalés !

Après quelques rendez-vous inaboutis, je finis par le voir un mois plus tard, grâce à la persévérance de Julie, l’infirmière avec qui je reçois en binôme à cette consultation. Dans la salle d’attente, je rencontre un petit homme « tout dépenaillé », au regard vindicatif. D’une voix aigrelette où perce son agressivité, il entre dans le vif du sujet sans s’attarder sur les salutations. « C’est vous, le médecin ? Non parce que moi, on m’a dit de venir ici pour avoir un médecin traitant, et ça fait maintenant deux mois que j’attends et j’ai toujours pas de médecin traitant. Et puis ça fait déjà dix minutes que j’attends ici, que personne ne vient. Et vous êtes qui, d’abord ? »

Calmement, je lui propose de discuter de tout ça dans mon bureau. Je commence par lui signifier que je suis à l’heure et lui en avance, et qu’il a manqué tous mes précédents rendez-vous. Il est persuadé de m’avoir déjà vue et finit par conclure que quelqu’un s’est fait passer pour moi la première fois ! Je tiens bon, calmement. Il se renfrogne, mais devant l’absence de reproche, il finit par s’ouvrir un peu. 

Jamais d’échanges concrets…

Je dois recadrer la consultation à plusieurs reprises. Refaire le point. Je lui prescris un bilan sanguin, contre lequel il râle abondamment. Il refuse les examens de dépistage, je m’en tiens alors au bilan classique et lui propose un rendez-vous suivant. Il ne s’y présente pas. Il ne répond pas. Tous les mois, je tente de l’appeler. Sans trop espérer, je passe par son infirmier référent pour lui proposer le prochain rendez-vous qu’il manquera. 

Un matin, je reçois un mail de la secrétaire, m’informant qu’il a appelé, furieux, demandant à ce que je le recontacte immédiatement. Je tente alors une nouvelle fois de l’appeler, sans succès. Un autre jour – où je n’y suis pas –, il se présente au CMP à 8 heures, pestant contre le fait de n’avoir toujours pas de médecin traitant, de n’avoir pas eu ses vaccins, exigeant que je le rappelle. Au fil du temps, mes rapports avec lui passent par toutes sortes de biais : mails transférés de la secrétaire à l’infirmier, de l’infirmier à moi, appels manqués, rendez-vous non honorés. Sans que jamais il n’y ait entre nous le moindre échange. 

Il y a toujours des obstacles dans la relation médecin/patient psychotique. La psychose constituant une sorte de rempart isolant de la réalité et du monde. Mais je parviens (presque) toujours à établir un lien, par un moyen ou un autre : humour, patience, persévérance, circonvolutions diverses.… Aujourd’hui, je suis bien démunie devant cette « relation », faite d’intermédiaires, de mails et de lettres, d’appels manqués, de rendez-vous manqués. Je n’arrive tout simplement à rien, et pourtant je semble beaucoup occuper Monsieur D., et réciproquement.

Après une énième tentative de la secrétaire, les procédures commencent. Monsieur D. la prévient : « Madame, vous m’en voyez navré, mais je ne pourrais pas rencontrer le Dr Sylviery, car n’ayant toujours pas de médecin traitant ainsi qu’elle me l’avait pourtant promis lors de nos trois précédentes rencontres. Je me vois dans l’obligation de la signaler à l’Ordre des médecins. » Dans la foulée de ce mail, un autre arrive, tout à fait incompréhensible, où Monsieur D. entame une procédure contre les bénévoles de la Croix-Rouge, qui ne l’ont pas remercié un jour en dépit de ses multiples dons, depuis 1985. Il conclût ainsi : « Veuillez recevoir, Monsieur le président, mes respects les plus sûrs. » Réalisant qu’il s’est trompé de destinataire, et après toute une série de mails, vient la copie du signalement à l’Ordre dont je suis finalement l’objet. Un parangon de misère, où Monsieur D. se place en victime impuissante de tout un système de santé défaillant. 

L’administratif : l’obsession de Monsieur D. ?

Je lis ce mail et songe qu’il est fort bien écrit et crédible. Si crédible en réalité, que Monsieur D. ne doit certainement pas simuler l’injustice qu’il ressent de ne pas avoir de médecin généraliste dans un contexte bien réel de pénurie médicale. Si vrai enfin, que je ne peux m’empêcher d’éprouver de la tristesse, en songeant à lui, dont la solitude, à défaut de délires mystiques, se peuple de ce qu’il y a de pire au monde, de ce qui est plus terrifiant encore que le diable ou les fantômes : l’administration. Quant à moi, n’ayant jamais été « signalée » à l’Ordre des médecins, j’attends toujours une convocation pour une conciliation qui n’est jamais arrivée. Peut-être que les fréquents appels de Monsieur D., qui a déjà signalé bon nombre de collègues, ont fini par avoir raison de sa crédibilité. 

Quelques mois plus tard, nous recevons l’avis de décès de Monsieur D. Malgré moi j’éprouve un invincible sentiment de culpabilité. Qu’aurais-je pu faire de plus, et de mieux, pour le soigner ? Toute cette ambivalence, ce contre-transfert négatif qu’il entretenait si bien avec les soignants, a-t-il eu raison de mon objectivité ? Est-ce moi qui l’ai abandonné ? C’était fort bien trouvé de sa part que de pousser la démarche jusqu’à son décès.  Aussi, qu’elle n’est pas ma surprise quand, quelques semaines plus tard, la secrétaire entre dans mon bureau, l’air effaré, me suppliant d’aller « gérer » Monsieur D. qui s’agite en salle d’attente, multipliant les reproches à tous égards et réclamant une fois de plus à me voir. 

Il me faut quelques secondes pour réaliser la nouvelle. Le temps de remettre en question mon sens des réalités, d’envisager l’hypothèse de la folie, celle d’un mauvais rêve, avant de considérer ce qui s’avére exact : Monsieur D. avait rédigé un faux faire-part de décès ! Pendant ce temps-là, dans la salle d’attente : 
– « Monsieur D. ! Mais, enfin, vous, ici… mais nous nous sommes inquiétés ! » lui dit la secrétaire. Puis son infirmier référent arrive. 
Monsieur D. ! Mais vous… Vous êtes… enfin, vous n’étiez pas décédé ?
Décédé ? Comment ça décédé ???… »

J’arrive à temps et parviens à le calmer. Après cet épisode de paroxysme, Monsieur D. se calme, et je passe un accord avec lui. Ensemble, nous convenons d’une orientation possible vers un confrère que je m’engage à appeler puis à renseigner par courrier afin qu’il soit rapidement pris en charge. Ainsi s’achève pour moi la prise en charge, et non la vie, de Monsieur D…  

Vanawine Sylviery, Médecin généraliste. Image © Alain Signori, https://alainsignori.com/