Rien ne change. L’être est ce qu’il est, et ne peut devenir autre sans contradiction. Si A devient B, où va A ? d’où vient B ? Si, comme le veut la logique de Parménide, «l’’être est » et « le nonêtre n’est pas » (1), le changement est impossible. D’où vient, pourtant, le changement du monde, que nous pouvons observer, regretter, souhaiter ? D’une illusion, liée à notre position dans l’espace-temps, et qui prend deux formes contraires, celle de la mort et de la vie, celle d’une dégradation entropique (tout système s’altère) mais aussi d’une création intelligente. Et c’est du sein de ce changement créatif que l’esprit doit poser librement ses buts. Ce changement volontaire ne serait rien, enfin, sans un monde commun où s’inscrire, de sorte que la question du changement est à la fois ontologique, psychologique et politique.
Lutter contre le désordre
Le changement semble d’abord contradictoire : l’identité de l’être implique qu’il est tout ce qu’il peut être et ne laisse rien hors de lui, qu’il puisse perdre ou devenir. L’être doit être plein pour résister à l’effritement du néant. C’est la théorie de Parménide (1) : il demeure le même et le changement n’est alors qu’une perspective que notre position dans le temps nous offre sur lui, de même que la distance est une illusion due à notre position dans l’espace. A contrario, si Dieu existe, il est omniprésent et à ce titre n’est à distance de rien et ne doit rien attendre. Cette théorie, aussi nommée celle de l’« univers-bloc », conçoit l’être comme une totalité entièrement présente, par opposition au flux par lequel notre position nous manifeste le réel. Or ce flux se déplace dans deux directions, vers le bas de la dégradation et le haut de la création.
La trajectoire que nous connaissons le mieux, c’est celle qui descend, celle du temps qui passe. « Sous le pont Mirabeau coule la Seine/ […] Les jours s’en vont, je demeure (2). » C’est le vieillissement, la destruction, la mort. Principe que la physique nomme entropie, selon lequel tout système va toujours vers plus de désordre, et c’est pourquoi un appartement doit être rangé, un verre brisé remplacé, un plat réchauffé (le froid étant une dissipation de chaleur). Tout s’use.
Nous ne pouvons toutefois constater cette irréversibilité que parce que nous demeurons identiques à nous-même dans le temps, condition pour être témoin du temps qui passe – il faut être sur le pont pour constater que le fleuve coule, car si nous coulons avec lui, il devient immobile par rapport à nous – mais surtout parce que notre pensée « ordonne » ce que nous voyons, en comparant, généralisant, établissant des constantes, des vérités, bref, en produisant un ordre intelligible. Aussi ne pouvons-nous constater l’accroissement du désordre qu’en créant de l’ordre, et donc en contredisant l’entropie.
Déterminer une action
Dès lors, ce changement ascendant, volontaire, doit décider d’une direction qui n’est pas inscrite dans le vivant comme le sont ses gènes, son métabolisme, son instinct, et c’est pourquoi il a besoin d’un cerveau pour la déterminer lui-même. Si la dégradation est une fatalité prévisible, la création est une liberté contingente. « Dans toute l’étendue du règne animal, la conscience apparaît proportionnelle à la puissance de choix dont l’être vivant dispose (3). » Que faire de sa vie ? Quel métier choisir ? Quelle loi voter ? Questions qui réclament une intelligence non pas seulement « déterminante » qui applique des règles instinctives, mais « réfléchissante » qui découvre des vérités, invente des solutions et choisit des valeurs. La « grande démission » (4) qui frappe le monde du travail depuis la fin du confinement semble ainsi témoigner d’une remise à plat des priorités. Des réflexions isolées dans leur origine apparaissent convergentes dans leurs conclusions. Les gens veulent changer de changement.
Mettre en œuvre le changement
Enfin, une fois qu’on sait ce qu’il faut faire, encore faut-il le réaliser effectivement, ce qui implique une volonté, c’est-à-dire la capacité à se changer soi-même, à faire effort sur soi. Chacun sait qu’il ne suffit pas de désirer arrêter de fumer ou divorcer, pour le faire. Et pour stimuler la volonté, l’individu a deux moteurs : la contrainte des règles et l’appel de la passion.
Volonté collective ensuite, car notre volonté s’inscrit aussi dans le social. Or les changements collectifs se tiennent souvent sur une ligne de crête entre le réalisme et l’angélisme, entre l’évidence des solutions déjà éprouvées (mais insatisfaisantes), et l’utopie de configurations parfaites (mais irréalisables). Le changement collectif repose ainsi autant sur sa capacité à s’inscrire dans le réel, qu’à celle de convaincre par ses valeurs. Il arrive que la foi déplace les montagnes. Ce qui n’est pas une raison pour réduire indéfiniment les budgets…
Le changement doit ainsi être porté par trois moteurs, celui de la vie qui veut avancer, de l’intelligence qui veut choisir et de la volonté, individuelle et sociale, qui doit le réaliser.
Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie
1– Parménide, Le poème, PUF, 2013.
2– Apollinaire G., « Sous le pont Mirabeau », in Alcools, GF, 2018.
3–Bergson H., L’évolution créatrice, PUF, 2013, II, « Vie et conscience ».
4– Expression venue des États-Unis et reprise ces derniers mois par des médias français, désignant une vague de démissions sur le marché du travail pendant et après la crise sanitaire.