28/02/2022

Désillusions

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En poste dans un grand hôpital psychiatrique, Vanawine Sylviery, médecin généraliste, travaille au rythme effréné des entrées et des sorties. Ses journées s’allongent, et ce n’est pourtant jamais assez. Autrefois, dans cet hôpital, il y avait quelque chose d’utopique, une vraie volonté de soigner, de réhabiliter, d’aider. Il y avait des projets.

La psychiatrie, entité mystérieuse, déchaîne des passions et alimente les fantasmes littéraires et cinématographiques. Je me demande parfois ce que les gens imaginent que nous faisons ici, derrière ces murs épais et sur ce lino crasseux, sous ces néons glauques et ce plafond qui se décolle ; ce que nous faisons « des fous ». La psychiatrie change, constamment. Les malades aussi. Est-ce l’évolution de la psychiatrie qui transforme la folie, ou l’évolution de la société ? Bercée de discours freudiens et de belles analyses, abreuvée des notions de transfert, de refoulement, de sublimation, la psyché humaine m’apparaissait comme une source intarissable d’émerveillement et d’interprétations toujours plus fines et brillantes. Au diable les douches froides, les contentions, les lobotomies. Au diable la clinique de Constance d’Estingel dans La part des flammes (1). La psychiatrie s’éclaire enfin de belles âmes déterminées à comprendre plutôt qu’à enfermer.

Shooter, contenir, sédater…

Et me voilà en poste dans un grand hôpital psychiatrique de province. Et qu’y vois-je ? En cage, les hommes qui m’ont autrefois terrifiée. Les voyous d’hier, ceux qui m’attendaient à la sortie de ce lycée de banlieue dont j’ai peiné à m’extirper. Ceux qui poignardaient les enseignants, qui mettaient mes professeurs en arrêt, qui bloquaient la sortie, qui se droguaient, qui fumaient. Ceux qui volaient, insultaient, expédiaient aux urgences les quelques braves qui osaient leur résister. Toujours en meute, remplis de haine, passablement camés. Pauvreté, violence, cannabis, misogynie et fanatisme religieux, voilà ce qui fait ici le lit des schizophrènes d’aujourd’hui. Les grands ensembles, la drogue, le communautarisme et l’extrémisme, voilà l’étiologie de la nouvelle folie.

Et moi, la « sale blanche », la « sale bourge », « l’intello » marginale qui se cachait au Centre de documentation et d’information (CDI), je suis aujourd’hui le médecin à qui l’on vient demander un peu de réconfort, une once de soins, le temps que le psychiatre décide enfin d’une date de sortie. On shoote, on contient, on sédate… pour faire taire ceux qui s’agitent et dormir ceux qui sont déprimés. Et la « petite généraliste » que je suis passe derrière pour tâter un foie qui lâche ou repérer un QTc allongé sur l’électrocardiogramme. Écouter ? Elle voudrait bien. Mais elle a trois unités sous sa responsabilité.

« J’essaie d’être partout, de tout voir, de tout vérifier. Mes journées s’allongent, et ce n’est pourtant jamais assez. Alors écouter, c’est du temps en moins pour les autres, et tout le monde veut sa part de regard, son morceau d’empathie. Et pour écouter quoi ? »

« J’essaie d’être partout »

Ici, le rythme est devenu insoutenable : jusqu’à quatre entrées par jour et par unité. Des sorties pour lesquelles on ne me prévient qu’après, des patients à qui je diagnostique un diabète, un cancer, et qu’on « jette » dehors sans suivi, sans traitement, sans même m’en informer. Des examens que je programme et auxquels on oublie de les emmener et des consultations auxquelles on les emmène sans mon courrier. J’essaie d’être partout, de tout voir, de tout vérifier. Mes journées s’allongent, et ce n’est pourtant jamais assez. Alors écouter, c’est du temps en moins pour les autres, et tout le monde veut sa part de regard, son morceau d’empathie. Et pour écouter quoi ?

Ces gens qui semblent avoir été abandonnés de tous, de la société, de l’éducation et même de leurs parents, n’ont pas toujours les mots pour dire, ni les ressources pour analyser. Ils ont les émotions contradictoires, la souffrance, les traumatismes passés et la dissociation du tétrahydrocannabinol (THC, molécule active du cannabis). Des jeunes adultes qui perdent leurs histoires aussitôt qu’on les a bien sédatés. Où sont les schizophrènes d’antan, les grands traumatisés, les fous ancestraux qui ont une histoire à raconter ? Dans les unités de longue durée, vouées à fermer. Des dinosaures, enlisés dans un milieu clos qui les protège et les contient. Où iront-ils désormais ? Eux qui sont ici depuis parfois des dizaines d’années, que l’idée fût bonne ou non, à quoi pourront-ils bien s’adapter ? Que leur arrivera-t-ils, aux derniers, à ceux qu’on n’aura pu loger nulle part et qui retourneront se perdre dans les unités d’entrées, cernés par cette violence qui aura vite fait de les dévorer ? Et que fera-t-on de ceux qui sortiront ? De Madame S, encore à ce jour persuadée que le président a remplacé son cœur par une machine rouillée ?

« Unité Sàndor Ferenczi, unité Donald Winnicott. Unités qui n’ont d’analytiques que le nom de ceux en l’honneur de qui on les a baptisées. »

Des foyers, des lieux de vie adaptés, pour les plus chanceux. Et pour les autres, la Clozapine et le silence, faute de mieux. Unité Sàndor Ferenczi, unité Donald Winnicott. Ces noms passés de mode sont voués à changer. HC1, HC2, c’est ainsi que sont peu à peu rebaptisées les unités du centre hospitalier. Des chiffres, toujours des chiffres, pour s’accorder aux nouvelles méthodes qu’on utilisera pour y soigner, aux nouveaux critères d’évaluation. Autrefois, dans cet hôpital, il y avait quelque chose d’utopique, une vraie volonté de soigner, de réhabiliter, d’aider. Il y avait des projets. Interne, je me souviens d’avoir été positivement impressionnée par tout ce qui était mis en œuvre ici : les sorties, les activités, l’éducation thérapeutique, les foyers. La réinsertion dans la cité. Impressionnée aussi par toutes les opportunités qu’on avait de se former : conférences, journées à thème, projections de films : cet hôpital était une mine pour la formation. Et parmi elles, il y avait le séminaire de lecture psychanalytique, le mercredi soir, auquel je me rendais avec beaucoup d’intérêt. Ce séminaire a été supprimé. Et moi, à peine plus vieille qu’alors, me voilà déjà chantant « qu’il est toujours joli, le temps passé », sorte de dinosaure trop jeune, errant dans les nouvelles unités.

Vanawine Sylviery
Médecin généraliste

1- Dans cette histoire qui se passe au XIXe siècle, « La part des flammes », écrit par Gaëlle Nohant, on suit le destin de 3 femmes : la comtesse de Raezal, une jeune veuve sulfureuse, Constance d’Estingel, une adolescente qui sera vendeuse auprès de la Duchesse d’Alencon, la soeur de l’Imperatrice Sissi. Trois femmes dont le destin sera brisé par l’incendie.  https://www.francebleu.fr/vie-quotidienne/evenements/la-part-des-flammes-de-gaelle-nohant