07/02/2022

« Ce n’est plus de notre âge ! »

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« Nous aurions 40 ans de moins, nous aurions une histoire ! » Simone, qui a rencontré Octave à l’Ehpad, balance entre désir, honte et peur procurés par cette rencontre. Claire Lormeau, la psychologue, l’encourage à « se libérer des idées préconçues », et à « embrasser le présent ».

Octave, 90 ans, sollicite presque chaque mois un entretien. Nous nous calons toujours un rendez-vous : il n’y a pas de place au hasard, Octave ne souhaite pas être pris au dépourvu. Il parle toujours tranquillement, prend le temps de dérouler sa réflexion. Souvent, je lui dis que je le trouve philosophe, ce qui le surprend : il réfléchit sur lui, ses rapports aux autres, s’interroge sur la vie et son sens. Avec calme.

Octave apprécie de se confier, de me parler de sa timidité. En quête d’identité, de lien, il a un besoin de connexion qu’il ne trouve pas avec les autres résidents. Toutefois, un appareillage auditif l’aide à sortir un peu de sa coquille.

Mais un jour, les entretiens s’espacent. Peut-être est-ce le fait de mieux communiquer ? Ou peut-être qu’il y a autre chose… ? Apparemment, Octave a une amoureuse. Mais il ne m’en parle pas. Je l’apprends par Simone, qui me parle de lui, et avoue avec coquetterie qu’elle a « un ami ». Cette femme cultivée, intelligente, aime lire de la poésie et s’exprime avec un vocabulaire soutenu. Elle me raconte leurs échanges, comment il est prévenant avec elle, leurs chastes baisers sur la joue.

« Nous aurions 40 ans de moins, nous aurions une histoire ! me dit-elle.
Mais vous avez une histoire ! »

Et puis, c’est vrai que, depuis quelques temps, j’ai remarqué qu’Octave met de belles chemises. Simone me confie qu’il lui aurait dit « C’est pour te séduire ». Je me réjouis pour eux, mais je ne le dis qu’à elle. Cela reste entre nous.

« Cela ne peut que nous faire du mal »

Et puis, Simone s’interroge : « Comment faire ? » Octave a eu un élan, un geste de tendresse physique envers elle. Je sens sa peur, qu’elle n’ose nommer. Peur de décevoir, peur d’être déçue. Une certaine honte transparaît derrière ses propos « Ce n’est plus de notre âge ! » « Cela ne peut que nous faire du mal… ». Elle pense aux aspects physiques, aussi bien qu’aux sentiments. Depuis quelques temps, sa tension a augmenté. Je lui évoque la nécessité de faire face à ses émotions, à son désir. Je me documente et lui transmets discrètement, dans sa boîte aux lettres, des articles sur la sexualité des seniors. Elle revient me voir, quelques jours plus tard, pour me remercier et m’offrir un poème d’un de ses auteurs favoris. Elle est dans la crainte que j’en parle à quelqu’un, et surtout, que à Octave. Je la rassure : tout ce qu’elle me dit reste entre mes deux oreilles ! Encore une fois, la honte, la tension, la peur semblent reprendre le dessus. Simone sait qu’Octave est très discret, ils font d’ailleurs tous les deux très attention à ne pas se dévoiler devant les autres résidents. Elle ne veut pas qu’il souffre, qu’il se sente trahi. Nous réabordons le sujet de la sexualité. Simone me paraît fantasmer un fiasco, peut-être à cause de représentations « attendues » de la sexualité ? Je lui confie avoir évoqué sa situation à mon ami, parce que j’avais envie de partager avec lui ma joie pour Octave et elle. « Et il n’a pas trouvé ça dégoûtant ? » Je la rassure : bien au contraire, il a trouvé cela super. Je constate à quel point l’éducation de son époque a imprégné cette femme qui se revendique pourtant féministe. Pas facile de se libérer des carcans !

Un cadeau pour eux, un espoir pour nous

Et puis, petit à petit, la relation semble évoluer. Simone est fine mouche, elle a bien compris que j’étais comme suspendue au récit de leur histoire. Lors de mes passages, elle me raconte avec une forme de provocation leurs rapprochements. Tout en restant paradoxalement pudique sur ce qu’elle ressent. Elle évoque le plaisir de faire plaisir.

De mon côté, j’insiste sur cette chance qu’ils ont tous les deux, veufs, de vivre cette rencontre inespérée, ici et maintenant. Lui qui n’a depuis si longtemps pas touché une femme, et elle, qui n’a plus eu de relations avec son époux assez rapidement. J’insiste parce qu’ils ont la chance d’être en vie. J’insiste parce que moi aussi j’ai besoin d’être une spectatrice, lointaine certes, et sans voyeurisme, de cette histoire. J’ai besoin de voir cette vie-là dans l’établissement. Quel cadeau pour eux, et quel espoir pour nous, futurs eux !

Simone me soutient que « cela ne durera pas ! ». Mais qu’en sait-elle, qu’en sait-on ? Je l’encourage à se libérer des idées préconçues, de ses craintes, d’apprivoiser sa vie de femme mûre, et d’embrasser le présent. Je l’accompagne, dans le déroulement de son histoire et de ce vivifiant chapitre de sa vie. En espérant que les choses restent douces, pour tous.

Claire Lormeau, psychologue.
Crédit photo Didier Carluccio

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