« Bah là, c’est le mode dégradé du mode dégradé »… Comment accepter la déliquescence des conditions de travail et conserver la motivation à soigner ? Coup de gueule de Geneviève Hénault, psychiatre hospitalière, devant « la casse des établissements ».
Juin 2021
Nous sommes dans une instance hospitalière, dans un Établissement public de santé mentale (EPSM). Quelques psychiatres, tout autant de directeurs. Peut-être même plus de directeurs. Des couleurs vives attirent l’attention sur le grand format posé devant chaque participant : un tableau A3 vient nous montrer l’ampleur de la catastrophe pour l’été à venir. La pénurie médicale (psychiatrique) est immense. Moins de 30 Équivalents temps plein (ETP) pour un bassin de population adulte de plus de 560 000 habitants. Mais ça, c’est habituel. C’est chronique. Ou institutionnalisé. C’est un fonctionnement : la procédure de fonctionnement en mode dégradé (PMD) (1) institué. On croit pouvoir y faire quelque chose à coup de comités divers et variés, on pense pouvoir se donner l’illusion de l’attractivité. Mais personne, au fond, n’y croit plus. Pas besoin de tableaux ni de belles couleurs pour objectiver l’objet de nos lamentations quotidiennes, encore moins de nos espoirs, dégradés.
En revanche, ce qui vient tarauder les esprits et faire frémir les directeurs, ce sont les effectifs paramédicaux. Ceux-là, on n’en parle habituellement peu, dans les instances où les médecins rencontrent les directeurs. Pourtant matière première soignante, les « agents » comme on dit aujourd’hui, ces invisibles ou plutôt ces bâillonnés de la parole institutionnelle, ceux à qui l’on ferme vite la bouche avec des menaces plus ou moins explicites, ces « agents » à qui l’on a enlevé le signifiant « soignant », reviennent faire parler d’eux à la veille de l’été 2021. En creux. En manque. En effectifs dégradés.
Ces soignants, que l’on embauche depuis des années en contrat à durée déterminée (CDD) à l’hôpital public, renouvelés mois par mois. Ces jeunes gens que l’on balade de service en service, qui n’ont le temps ni d’apprendre au contact de leurs aînés, ni à celui des patients, qui ne peuvent entrevoir les forces du collectif de soins pour s’y retrouver dans les rouages rouillés d’une institution sur le déclin. Dégradée. Mais cette désorganisation du travail collectif ne serait-elle pas, en partie, volontaire ? L’empêchement au travail par des organisations, théorisé en sociologie, entraîne le désengagement des soignants (2).
La psychiatrie fait peur, nous avancera-t-on, à l’instar des patients qu’elle soigne. Tout ça c’est la conséquence de la stigmatisation par la société, nous justifiera-t-on. Et bien non, ce n’est pas cela. Pas que cela. Des étudiants infirmiers et aides-soignants qui viennent plein de curiosité et de désir dans les services de psychiatrie, il y en a. Et qu’y trouvent-ils ? Des patients laissés à l’abandon dans certains services, des soignants épuisés, des médecins absents et un encadrement découragé. Alors non, ce n’est pas seulement la psychiatrie qui fait peur, c’est l’hôpital public.
Une directrice, devant le grand tableau : « Bah là, c’est le mode dégradé du mode dégradé ». J’entends : c’est la destruction au carré. Les procédures dégradées ne s’empilent plus les unes sur les autres, elles se multiplient par elles-mêmes.
« SCOOP pour les directeurs/gestionnaires/administratifs : vous avez réussi ! L’hôpital public fout la trouille ! »
Rentrée 2021
La direction fait peau neuve et foule avec ambition le sol jonché des débris des mille procédures dégradées laissées par ceux qui l’ont succédé. Il manque 40 soignants ? Et 30 médecins ? Qu’à cela ne tienne, laissons pudiquement de côté tout ce qui a été dégradé pour aller vers la seule planche de salut identifiée par de multiples task-force (votre attention, voilà les mots-clés magiques) : la « réorganisation » et la « mutualisation » vers des « processus innovants », de préférence en « filières », et tout cela bien sûr en « homogénéisant » les pratiques. La dégradation contamine le langage. Le groupe de travail à la corbeille, la langue française aux oubliettes, il faut construire la nouvelle étape de dégradation de la psychiatrie en novlanguisant ou anglicisant, à défaut. A-t-on espoir que cela puisse camoufler un tant soit peu la misère humaniste et éthique qui fonde ces réunions de gestionnaires obsédés par les chiffres dont ils s’abreuvent avec gourmandise ?
Alors en cette rentrée 2021, après avoir posé lourdement notre séant sur les Assises de la psychiatrie (3), après avoir produit sur commande de l’Agence régionale de santé (ARS) quelques produits institutionnels dans l’air du temps – et détériorant le soin (4) -, une idée innovante a traversé la communauté médicale rachitique : et si on désectorisait les soins psychiatriques ? Traduire : et si l’on cassait encore un peu plus notre outil de soins ? Si l’on se passait de ce qui constitue l’essence du soin psychique, c’est-à-dire le lien et sa continuité à travers une équipe soignante, la connaissance du sujet, de son histoire, son environnement, d’expériences communes dans et par le collectif de travail ? Autrement dit, la question revient « Le soin est-il soluble dans l’innovation ? » (5). Ajoutons : le patient désectorisé disparaîtra-t-il, commodément emporté dans le flux de l’innovation et de ses jolis produits marquetés par les ARS ? On ne sait plus à quelle puissance de procédure destructrice on se situe ici ? Le mode dégradé du mode dégradé du mode dégradé ?
« Les procédures dégradées ne s’empilent plus les unes sur les autres, elles se multiplient par elles-mêmes… »
Janvier 2022
On entend – ou l’on espère entendre – dans la PMD, un fonctionnement temporaire, en situation exceptionnelle, avec recherche de retour à la normale, ou au moins à l’antériorité, le plus rapide possible. Et pourtant, tout laisse à penser que les services publics se prennent les pieds et s’emmêlent dans des dégradations de modes procédurales. Ou des modalités dégradées de procédures ? Ou des procédures de dégradation à la mode ?
Dans la rue : les profs manifestent contre la pagaille incontrôlable ordonnée par leur ministère. Comme pour les soignants, la crise sanitaire vient mettre en lumière ce qui est dénoncé depuis des années : le manque de moyens. Comme à l’hôpital, l’école s’habitue à fonctionner en PMD (6). Juste avant, le 6 janvier : la conférence nationale des procureurs de la République évoque une justice pénale fonctionnant « en mode dégradé » (7) depuis plusieurs années.
Mais revenons un instant au jour premier de l’année naissante : deux évènements majeurs. L’entrée en vigueur de la tarification à l’activité pour la psychiatrie (8). Silence complet au sein de l’hôpital psychiatrique de province où se situent nos propos. Et puis, une situation législative ubuesque conduisant à un vide juridique inédit : en psychiatrie, il est désormais illégal d’isoler ou de contentionner (9) et ce pour quelques semaines. Au-delà de cette singulière et rocambolesque affaire législative (10), le durcissement de la loi encadrant l’isolement et la contention, susceptible de paraître une nouvelle porteuse d’espoir et d’humanisme, recouvre une réalité toute autre : plutôt que d’investir les moyens humains pour limiter le recours à ces mesures privatives de liberté, on produit des textes inapplicables (11). Et l’on continue à isoler et attacher. De plus en plus.
Le 14 janvier, une psychiatre s’attarde auprès de quelques soignants. Elle interroge : « toi, collègue infirmière qui travailles dans un service où il n’y a plus qu’un seul psychiatre pour tout un secteur, tu fais quoi ? Tu restes ou tu pars ? » Elle interroge encore : « toi, collègue aide-soignante vers qui glissent les tâches sans revalorisation ou considération, tu fais quoi ? Tu tiens encore ou tu quittes l’hôpital ? » Elle demande : « toi, collègue psychologue, tu te résignes ou tu quittes le navire ? » Elle enquête encore : « toi, cadre de santé, responsable de deux ou trois unités qui fonctionnent et tout autant d’équipes éparpillées, tu fais quoi ? Tu t’obstines ou tu lâches ? » Elle se questionne elle-même en cherchant dans le miroir : « qu’est-ce qui fait rester les autres, tous les autres, enseignants, magistrats, soignants ? Qu’est-ce qui me fait rester ? »
Geneviève Hénault, psychiatre
1– D’après Wikipédia, L’expression mode dégradé désigne (initialement en langage militaire, puis de préparation de crise sanitaire et/ou économique) les situations où tout ou une partie d’une entité organisée (armée, entreprise, système, gouvernement, groupe humain, hôpital, voire exceptionnellement tout un continent ou la planète…) doivent (ou devraient) fonctionner sans leurs ressources habituelles, humaines et matérielles, dans le cas par exemple d’une guerre, d’un grave attentat (bioterrorisme), ou d’une catastrophe majeure (technologique ou naturelle), de type accident nucléaire, tremblement de terre, tsunami majeur, ou encore d’une épidémie ou pandémie grave. Pour réagir au mieux et retrouver au plus vite une situation normale ou « restaurée », les acteurs vitaux sont généralement invités à se préparer à fonctionner en « mode dégradé », par exemple et notamment dans le cadre des plans de continuité. Fonctionner en mode dégradé, c’est tenter de fournir le service jugé indispensable, en manquant de ressources complètes ou fiables ou régulières en énergie (dont électrique), en transport, télécommunication, etc. Ce concept est aussi associé à l’idée de travailler en manquant de personnel ou de personnel compétent.
2– D. Ridel et I. Sainsaulieu (2021) Démobiliser les soignant-e-s ? Logiques spatiales, organisationnelles et institutionnelles à l’hôpital. Espaces et Sociétés (N°183)
3– M. Bellahsen et P. Dardot (2021) La psychiatrie refoulée des assises de la santé mentale. https://blogs.mediapart.fr/mathieu-bellahsen-et-pierre-dardot/blog/240921/la-psychiatrie-refoulee-des-assises-de-la-sante-mentale
4– G. Henault (2021) La psychiatrie sans la rencontre. https://www.santementale.fr/2021/06/la-psychiatrie-sans-la-rencontre/
5– Dr BB (2021) Le Soin est-il soluble dans l’innovation ? https://blogs.mediapart.fr/dr-bb/blog/041021/le-soin-est-il-soluble-dans-l-innovation-1-soigner et https://blogs.mediapart.fr/dr-bb/blog/041021/le-soin-est-il-soluble-dans-l-innovation-2-innover
6– https://www.lamontagne.fr/brioude-43100/actualites/pour-les-grevistes-de-lafayette-a-brioude-haute-loire-avec-des-moyens-on-aurait-trouve-de-meilleures-solutions_14072239/
7– https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/somme/justice-penale-la-cnpr-presidee-par-le-procureur-de-la-republique-de-senlis-formule-ses-10-propositions-pour-une-meilleure-justice-2406784.html
8– L. et M. Bellahsen (2021) Voulons-nous d’une psychiatrie entrepreneuriale ? https://www.nouvelobs.com/idees/20211001.OBS49350/voulons-nous-d-une-psychiatrie-entrepreneuriale.html
9– https://www.liberation.fr/societe/sante/depuis-le-1er-janvier-des-malades-sont-attaches-ou-enfermes-en-toute-illegalite-20220111_GS3EQGKAQBHYVGVV5P3Q3ATQ3Y/
10– M. Bellahsen (2022) Contention, isolement, irresponsabilité : « Roi du silence » et « 1-2-3 Soleil » https://blogs.mediapart.fr/mathieu-bellahsen/blog/110122/contention-isolement-irresponsabilite-roi-du-silence-et-1-2-3-soleil
11– https://www.santementale.fr/2021/02/reforme-de-l-isolement-contention-une-impossibilite-institutionnelle/