Pour Vanawine Sylviery, la généraliste de l’hôpital, Monsieur Martin est une figure emblématique de l’unité Ferenczi, l’unité « d’en bas ». Hospitalisé depuis une dizaine d’années, ce patient a une sombre histoire de prédateur sexuel. Aujourd’hui en fin de vie, il la sollicite comme ultime – et à la fois impossible – espoir…
Hospitalisé depuis une dizaines d’années pour une psychose infantile avec une altération cognitive importante, Monsieur Martin était un vieillard touchant lorsque je l’ai rencontré. Me voilà en poste depuis quelques jours lorsqu’on m’interpelle pour réévaluer les effets secondaires de sa chimiothérapie. Je découvre alors son important dossier médical : le cancer du foie, les embolisations sans succès, la chimiothérapie ratée… Le cancer progresse, et les effets indésirables l’épuisent sans le soigner. Je découvre Monsieur Martin, gisant dans son lit, hilare, et dans une marre de diarrhée. Sans perdre contenance, je me présente, je lui pose quelques questions, examine son ventre, lui promet d’aller chercher de l’aide pour le changer. Je commande un coussin anti-escarres, qui deviendra un matelas. Je reprends un rendez-vous chez son oncologue, qui deviendra une « réunion de concertation pluridisciplinaire » et enfin recommande une limitation des thérapeutiques actives. Autrement dit, on arrête les chimios, on renonce à la chirurgie, mais on continue de le soigner en plaçant son confort comme unique priorité.
Un homme pervers et un prédateur sexuel
Un matin, je le découvre assis dans son fauteuil, vêtu d’un unique tee-shirt et couvert de selles. Il m’accueille en riant, pas gêné le moins du monde d’exhiber ses parties génitales, pas plus que ses excréments. Après avoir vérifié l’état de son ventre, je retourne dans le poste de soin demander de l’aide pour le changer. Puis, engageant la conversation avec une infirmière, je lui avoue que Monsieur Martin, avec son air « de grand père fou mais gentil, je le trouve mignon, parfois. » « Mignon ?! OK, assied-toi« , me répond-elle. J’obtempère et j’écoute. J’écoute la sombre histoire de Monsieur Martin, cet l’homme qui, d’abord abusé par ses parents, a violé sa sœur. Puis s’en est pris à d’autres, surtout des enfants. Et au personnel soignant. Monsieur Martin qui demande encore aujourd’hui, innocemment, où sont les « petites filles ». À partir de cet instant, Monsieur Martin devient pour moi un adulte, un homme pervers et un prédateur sexuel avec lequel il faut garder une certaine distance.
Les mois s’écoulent jusqu’à ce jour où j’entends sa voix plaintive résonner dans le couloir de l’unité. Il m’a aperçue et se rue sur moi comme un naufragé. Beaucoup de choses se sont passées. Monsieur Martin a maigri, parce qu’il ne mange pas assez et que nous peinons à juguler cette alternance permanente entre constipation et diarrhée. Il marche de moins en moins bien, il tombe, se cogne, saigne. Un matin, inquiète et lasse de devoir le recoudre trop souvent, j’ai jeté un œil à sa dernière observation psychiatrique : « Patient agité. J’augmente les benzo. » Et surtout, Monsieur Martin est de plus en plus angoissé. On peut dire « agité », mais il est « angoissé ». Et le cœur de ses angoisses, c’est la mort, qui dévore un peu plus son corps chaque jour. Mais il n’a plus personne a qui en parler. C’était la psychologue qui prenait le temps de l’écouter, mais elle a quitté l’unité. C’est certainement pour cela que je suis devenue « son » docteur, celle qu’il poursuit dans les couloirs dès qu’il l’aperçoit. Celle qui l’écoute un peu, qui soigne ses plaies et masse ses pieds endoloris.
« On n’arrive pas à le rassurer »
C’est pour partager un peu ce fardeau et tâcher d’améliorer sa prise en charge que j’ai contacté une équipe mobile de soins palliatifs qui vient le voir de temps en temps. Mais s’ils se rendent dans l’unité, lui n’ira pas là-bas. Il occuperait un lit, pour longtemps, et personne ne veut plus ça. Aujourd’hui l’équipe me prend à part. « On ne sait plus quoi faire. Il pleure tout le temps. On n’arrive pas à le rassurer. On lui a dit que tu viendrais le voir, ça l’a un peu apaisé… » Je fais entrer Monsieur Martin, qui a traversé le couloir de sa marche « dégringolante » et trop rapide jusqu’à moi, dans la salle d’examen. Il s’allonge et me sourit. Je lui demande comment il se sent. Il s’effondre. Un long sanglot interminable d’où jaillissent un cri strident : « je ne veux pas mourir ». A cet instant, Monsieur Martin n’est qu’un enfant. Un enfant de six ans qui n’a auprès de lui ni père, ni mère. Un enfant seul et terrifié qui voit l’ombre de la mort s’étendre sur lui, et qui n’a ni les mots pour le dire, ni l’étreinte pour le réconforter. Instinctivement, je lui caresse les cheveux. Je lui dis que je suis là. « Respirez profondément. Là, comme ça. Et maintenant, de plus en plus lentement. De plus en plus profondément. De grandes inspirations.» Sa respiration s’apaise et s’allonge. Peu à peu, il s’endort.
Comme un enfant.
Je vaque à mes prescriptions, range les vestiges des pansements effectués sur les deux patients précédents. Et lorsque Monsieur Martin rouvre les yeux, je m’assois près de lui et saisit la main qu’il me tend. Il me regarde, les yeux écarquillés. Il me demande s’il peut avoir un coca. Je le raccompagne en lui tenant la main tandis qu’une aide-soignante lui promet de lui apporter sa boisson. Une fois dans le couloir, il lâche ma main et s’en va, de son habituelle démarche à bascule, un peu plus léger. Je quitte alors l’unité d’un pas lourd, chargée de cet espoir impossible qu’il place en moi.
Vanawine Sylviery
Médecin généraliste