Rester seul…

N° 247 - Avril 2020
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Avant d’être une expérience spirituelle, la solitude est une épreuve psychologique. Pour accéder à l’une, il faut d’abord traverser l’autre en étant capable de maintenir un lien aux autres à l’intérieur de soi.

Quand Pascal affirme que « tout le malheur des hommes vient (…) de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre », il fait de la solitude une voie d’accès à nous-même, une zone de vérité où se révèle notre nature, nos insuffisances, notre vacuité et notre aspiration à une dimension supérieure. La solitude serait le point cardinal exposant la contradiction de l’être humain, à la fois misérable et grand, « grand en ce qu’il se connaît misérable » (1). Misérables, nous le sommes sans doute, mais pour atteindre la grandeur, encore faut-il pouvoir accéder à l’introspection. La grandeur de nous connaître misérables suppose en effet deux choses. Non seulement l’existence de cette dimension supérieure sur laquelle Pascal parie (2), qui nous mesure et nous sauve, mais aussi la capacité psychique de nous tourner vers nous-mêmes, et de rendre tolérable la solitude par la pensée de quelque chose qui lui donne sens.
La question de notre introspection nous fait glisser de la quête spirituelle qui fait notre grandeur aux réalités psychologiques qui font notre misère; de l’ambition spirituelle de vérité au besoin social de lien. La question est moins celle de notre destination que de notre traversée, de l’au-delà prochain que de notre solitude présente.

Autrui, une énergie et un idéal

Car mon existence quotidienne réclame l’autre. Il m’a donné naissance sur les plans biologique, psychologique et social. Autrui n’est donc pas seulement un divertissement au sens pascalien, c’est une source et une finalité, une énergie et un idéal, les deux mamelles d’une vie qui a besoin d’une origine autant que d’un but. Loin de me révéler à moi-même, l’isolement engendre donc une séparation d’avec moi-même dont les motivations et les buts dépendent du regard des autres. C’est pourquoi Robinson baptise l’île où il se retrouve seul, l’« île du désespoir » (3). La solitude réduit ma vie à une survie et me fait ainsi prendre conscience que l’autre est moins un concurrent naturel, un adversaire social ou même un ennemi politique, que l’alpha et l’oméga de mes désirs. Hume renverse ainsi la misère pascalienne : « Faites que tous les pouvoirs et tous les éléments de la nature s’unissent pour servir un seul homme et pour lui obéir; faites que le soleil se lève et se couche à son commandement; que la mer et les fleuves coulent à son gré; que la terre lui fournisse spontanément ce qui peut lui être utile et agréable : il sera toujours misérable tant que vous ne lui aurez pas donné au moins une personne avec qui il puisse partager son bonheur, et de l’estime et de l’amitié de qui il puisse jouir. » (4).

La solitude radicale, une folie

Dès lors, on peut s’inquiéter des conséquences psychologiques du confinement sur la population. Une étude anglaise montre que la solitude multiplie par deux la probabilité de développer des « maladies mentales communes » comme la dépression ou des états persistants d’anxiété (5). De même, pour Durkheim, l’isolement social est un facteur prédictif du suicide, qui varie en fonction inverse du nombre des liens sociaux d’un individu (6).
Plus encore, la solitude profonde peut être synonyme de maladie mentale grave. Si l’on définit la folie comme l’incapacité de se mettre à la place de l’autre, c’està-dire à la fois de partager son expérience et de la qualifier par un métadiscours qui en permette une critique, alors la solitude radicale, ou plutôt l’esseulement, serait une forme de folie, de scission entre nousmêmes et les liens qui nous relient aux autres, même quand nous sommes physiquement seuls. Ainsi, dans les années 1960, le courant de l’anti-psychiatrie a pu accuser la psychiatrie d’aggraver les symptômes des malades mentaux en les séparant de la société. Au rebours des institutions cloisonnées, le projet Kingsley Hall consistait par exemple à établir une vie en communauté pour les schizophrènes, sans hiérarchie entre patients et médecins. Pour Laing, l’un de ses promoteurs, la schizophrénie n’était une maladie qu’aux yeux de ceux qui la considéraient comme un phénomène bio-chimique anormal, et non comme une forme d’expression individuelle (7). La schizophrénie ne pourrait être comprise sans le désespoir de son isolement (8). De même, toute la réflexion sur la normalité qui suivit, en particulier chez Foucault et Canguilhem, montra combien l’isolement, plus qu’une conséquence, pouvait être considérée comme une cause de la maladie mentale. En séparant du reste de la société « des anomalies et des mutations [qui] expriment d’autres formes de vie possibles », on peut contribuer à les rendre pathologiques (9).
Avant d’être une expérience spirituelle, la solitude est donc une épreuve psychologique. Pour accéder à l’une, il faut d’abord traverser l’autre en étant capable de maintenir un lien aux autres à l’intérieur de soi qui évite que la solitude ne se dégrade en déréliction. D’où les polémiques sur les people qui glosent sur le confinement depuis leur maison de Belle-Île… La solitude ne doit être ni un luxe, ni une maladie.

Guillaume Von Der Weid, Professeur de philosophie
1– Pascal : Pensées, fragment 114, éd. Lafuma.
2– Op. cit. fragment 418.
3– Defoe (William) : Robinson Crusoe, Livre de Poche Jeunesse, 2013.
4– Hume (David) : Traité de la nature humaine, Livre II, partie II, section V, Garnier-Flammarion, p. 211
5– Jacob (Louis), Haro (Joseph-Maria), Koyanagi (Ai) : « Relationship between living alone and common mental disorders in the 1993, 2000 and 2007 National Psychiatric Morbidity Surveys », PLoS ONE 14(5), 2019.
6– Durkheim (Émile) : Le suicide, Quadrige, PUF, 2013.
7– Laing (Ronald) : The divided Self, An existantial study on Sanity and Madness, Penguin, 1965.
8– Op. cit., p. 38. 9– Canguilhem (Georges) : Le normal et le pathologique, Quadrige, PUF, 2005, p. 91.