Le CRPA dénonce la création d’un « casier psychiatrique informatique » et va saisir le Conseil d’Etat

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Le Cercle de réflexion et de propositions pour la psychiatrie (CRPA) (1) va saisir le Conseil d'Etat pour demander l'annulation du décret du 23 mai 2018 autorisant « un fichage informatique grand angle des personnes en soins psychiatriques sans consentement » (lire aussi notre article). Dans un communiqué du 5 juin, l'association précise ainsi les axes juridiques de son argumentation : 

• Incompétence de l’auteur de ce décret.

En effet, le décret du 23 mai 2018 instaure de fait un authentique « casier psychiatrique informatique ». Le nombre de destinataires et la quantité d’information sont tels (…), en termes de libertés publiques pour les personnes qui sont ou ont été en soins psychiatriques sans consentement, qu’édicter un tel texte ne pouvait pas relever du seul pouvoir réglementaire, mais devait relever des prérogatives du Législateur. Ce décret nous semble donc violer l’article 34 de la Constitution qui définit les règles qui relèvent de la compétence du Législateur et celles qui relèvent du pouvoir réglementaire.

• Violation du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs.

S’agissant de mesures privatives ou restrictives de libertés individuelles, et vu que les destinataires des informations relatives aux personnes en soins sans consentement appartiennent tant à diverses administrations, dont les Préfectures et les municipalités, qu'aux autorités judiciaires, le décret du 23 mai 2018, en ne prévoyant pas de garanties sur cette diffusion grand angle d’informations hautement susceptibles de casser toute intégration sociale des personnes sous mesures de soins psychiatriques sans consentement, viole le principe de séparation des pouvoirs, qui est constitutionnellement garanti. Voir l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui stipule : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution. ».

• Fichage des avocats ayant assuré la défense des personnes hospitalisées sans consentement.

L’article 2-6°) de ce décret, en prévoyant un fichage y compris des avocats (avec leurs coordonnées professionnelles et leur numéro de téléphone) des personnes ayant assuré la défense des personnes en hospitalisation sans consentement, constitue un excès de pouvoir manifeste dont on peut se demander s’il n’a pas comme objet de porter atteinte aux droits de la défense.

• Non opposabilité des antécédents psychiatriques.

Ce décret viole l’article L 3211-5 du code de la santé publique qui stipule : « une personne faisant, en raison de troubles mentaux, l’objet de soins psychiatriques (…) conserve, à l’issue de ces soins, la totalité de ses droits et devoirs de citoyen, sous réserve des dispositions relatives aux mesures de protection des majeurs, sans que ses antécédents psychiatriques puissent lui être opposés. ». Ce décret rend ainsi opposables des antécédents psychiatriques qui légalement parlant ne doivent pas l’être.

• Sur l’absence de garanties sur l’effacement des données.

En prévoyant par son article 6°) une durée de conservation de 3 ans des données collectées et diffusées, sans qu’il y ait de garanties quant à l’effectivité de l’effacement de ces données, ce décret crée un « casier psychiatrique informatique » sans ouvrir de possibilités pratiques de contrôle de ce fichage tant pour les personnes concernées et pour leur famille que pour l’autorité judiciaire. Cette absence de garanties sur l’effacement des données par un bordereau actant cette fin de fichage ou autre disposition prévue réglementairement nous semble illégal et comporte un risque d’atteinte disproportionnée aux droits et libertés des personnes qui ont été sous mesures de soins psychiatriques sans consentement.

• Non information des personnes en soins sans consentement sur ce fichage informatique.

Alors que la CNIL (commission nationale informatique et libertés) avait pris acte dans sa délibération du 3 mai 2018 relative au projet de décret, de l’engagement du ministère de la santé de compléter le décret à intervenir de sorte d’inclure une clause mentionnant les conditions d’information des personnes en soins psychiatriques sans consentement sur l’existence de ce fichage informatique et sur leurs possibilités d’accès et de droit à rectification, le décret est totalement taisant sur ce point. Ce décret étant rentré en vigueur le 25 mai 2018, les personnes actuellement en soins psychiatriques sans consentement sont, et seront à l’avenir, l’objet d’un fichage grand angle sans même le savoir, sans même qu’une due information leur soit délivrée sur ce fichage, en violation de l’article L 3211-3 du code de la santé publique relatif aux droits que conserve en tout état de cause une personne admise en soins sans consentement.

• Question prioritaire de constitutionnalité possible sur les classements sans suite au sens de l’article L 3213-7 du code de la santé publique.

Enfin nous avons envisagé la possibilité de greffer sur cette requête en annulation devant le Conseil d’Etat, des conclusions à fin de question prioritaire de constitutionnalité visant l’article L 3213-7 du code de la santé publique (visé dans le décret du 23 mai 2018), en ce que cet article inclut parmi les personnes signalées par les autorités judiciaire aux Préfets aux fins de mesures de soins sur décision du représentant de l’Etat sur le mode médico-légal, celles qui ont fait l’objet, sur la base d’une expertise psychiatrique les déclarant pénalement irresponsables au titre de l’article 122-1 du code pénal, d’un classement sans suite.

Le classement sans suite étant en général réservé aux personnes pour lesquelles les chefs de poursuite correctionnelles sont légers voire inexistants, et dans la mesure où ces classements sont pris par les procureurs de la république discrétionnairement sans débat contradictoire, une violation du principe de proportionnalité nous semble en place. Nous pourrions donc demander au Conseil d’Etat d’autoriser sur ce point l’envoi de nos conclusions devant le Conseil constitutionnel pour que soit tranchée la question de la constitutionnalité de l’inclusion des classements sans suite dans la catégorie des mesures médico-légales.

1– Le CRPA est agréé pour représenter les usagers du système de santé en Île-de-France, par arrêté n°16-1096 de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France du 6 septembre 2016. Le CRPA est également partenaire de l’Ordre des avocats du Barreau de Versailles (Yvelines) sur la question de l’hospitalisation psychiatrique sans consentement, et est adhérent au Réseau européen des usagers et survivants de la psychiatrie (ENUSP – REUSP).

– A noter : Des professionnels de la psychiatrie, en particulier l'Association des établissements participant au service public de santé mentale (Adesm) et l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP), ainsi que des association de patients (comme l'Unafam) ont également réagi contre ce décret.

– Lire aussi : Radicalisation : un fichier inquiète les psychiatres (Le Monde, 2 juin 2018)

Eric Péchillon, Pr des Universités, auteur de la rubrique Droit en pratique, reviendra dans un prochain numéro de Santé mentale sur ce sujet.