Il y a peu de choses aussi ambivalentes que l’héritage. Promesse d’une richesse immédiate, il annonce aussi la peine du deuil. Don d’outre-tombe, il signifie donc à la fois le gain et la perte, la continuité d’une transmission familiale et l’anéantissement de ses relais successifs. Or ce chevauchement d’être et de néant se décline sur trois plans, le plan successoral des biens, mais également social des conditions et subjectif des personnes.
L’héritage désigne en effet, d’abord, le transfert de propriété entre une personne disparue et ses proches survivants. C’est la logique économique de la succession. Ce transfert matériel reste cependant peu de chose comparé à la perpétuation éducative qui, loin de s’accomplir par la disparition de nos parents, exige au contraire la pression de leur présence pour nous façonner. Ce n’est plus report patrimonial, mais formation de l’existence. Et ces deux couches matérielles et sociales s’enracinent dans une personnalité individuelle elle-même constituée de forces, de liens, d’enjeux où l’autre est si intimement enchâssé qu’on ne peut l’en arracher sans nous dénaturer, faisant ainsi de l’héritage une sorte de figure externalisée de notre subjectivité, qui explique que les partages successoraux soient parfois si conflictuels. L’héritage semble ainsi tendu entre deux mouvements contraires, l’un descendant qui pèse sur l’individu, l’autre ascendant qui l’inscrit dans une trajectoire à pour- suivre.
- La transmission d’ordre social
L’héritage se donne d’abord comme l’équivalence impossible entre un enrichissement et une disparition, comme un dilemme entre l’acceptation immorale d’une compensation financière de la mort et le refus irrationnel du patrimoine du mort. Par sa valeur même, l’héritage mord sur le deuil. Il combine les deux
arrachements par lesquels les morts s’effacent devant les vivants et les vivants se défont des morts.
Mais l’héritage le plus significatif se situe sous ce plan des choses, là où l’éducation prolonge les parents dans les enfants. C’est la transmission de la culture, des valeurs, de l’appartenance sociale, qui inscrit l’individu dans une tradition symbolisée dans un nom de famille, une lignée, autrefois un blason. Tandis que le legs du patrimoine peut être dilapidé, celui du patronyme ne peut être qu’augmenté, même négative- ment. D’ailleurs, si l’on peut juridiquement refuser une succession, on ne peut se sous- traire à ses ancêtres. La parenté est moins l’ajout mathématique d’un contenu que la détermination hiérarchique d’une forme. C’est d’ailleurs sur cet héritage symbolique que se fondent certains ordres sociaux. En France, dans l’Ancien Régime, une vieille branche d’arbre généalogique pouvait vous élever de l’obscurité roturière à l’éclat aristocratique. Héritage statutaire qui a une direction inverse de celle de l’héritage patrimonial, puisqu’il est non plus une suc- cession des morts vers les vivants, mais une prétention des vivants sur les morts. Or cette prétention sociale réplique en quelque sorte, dans l’espace entre les individus, l’ambivalence de l’héritage dans le temps entre les générations, puisqu’elle fonde la hiérarchie qui les classe, contre l’égalité supposée de la naissance. C’est la logique de reproduction sociale qui, loin de consister en un niveau de richesse, renvoie plutôt à une échelle symbolique. Proust écrit ainsi qu’« un souverain fera plutôt épouser à son fils la fille d’un roi détrôné que d’un président de la république en fonction », et qu’à un grand bourgeois parvenu il préférera un « marquis joueur et ruiné, mais dont le nom est le plus ancien de France (1). » La sociologie a d’ailleurs montré comment cette reproduction sociale se métamorphosait, en particulier du mode héréditaire de la transmission familiale au mode méritocratique de l’élection scolaire (2).
- La personnalité du sujet
Ces deux couches d’héritages matériel et social ne seraient rien cependant sans la personnalité qui les porte, elle-même résultant d’une histoire physique, psychologique et familiale. L’épigénétique a montré que nous héritons d’un spectre de vulnérabilités, allant de l’anomalie avérée à la probabilité de développer telle ou telle pathologie (3). À cette quasi-fatalité physique répond celle de l’enfance, dont la psychanalyse affirme qu’elle scelle des enjeux inconscients qui nous influenceront toute notre vie, à moins que nous travaillions à rendre conscient ce que notre esprit, pour se préserver, a rendu indicible (4). On a même pu observer la propagation transgénérationnelle de ces enjeux par le mécanisme d’identification (5), par exemple le traumatisme de la mort cachée d’un enfant.
- La marge de choix
L’héritage réunit donc l’endroit du rêve d’une liberté enrichie et l’envers du cauchemar d’un déterminisme en mille-feuilles. Or, entre ces deux faces contraires, l’esprit conserve toujours une marge de choix, non pas de son passé, mais du sens de son héritage : « Cette crise mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle “a été” pur accident de puberté ou au contraire premier signe d’une conversion future ? Moi, selon que je déciderai – à vingt ans, à trente ans – de me convertir (6). »
Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie
1– Proust, M. : A l’ombre des jeunes filles en fleur, Bouquin, Laffont, 1987, p. 580.
2– Bourdieu, P., Saint-Martin, M. : “Les catégories de l’entendement professoral”, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 3, 1975, p. 68-93.
3– Krebs Marie-Odile, « Troubles psychiatriques, génétique ou environnement: vers la fin du débat?», L’information psychiatrique, 2007/2 (Volume 83), p. 117-121.
4– Freud, S.: Métapsychologie, Folio Essais, 1986, “Le refoulement”.
5– De Neuter, P.: “La transmission transgénérationnelle”, Cahiers de psychologie clinique, 2014/2, n° 43, p. 43-58. 6– Sartre, J.-P.: L’Être et le néant, Gallimard, 1943, p. 555-556.