Le traumatisme est la mémoire tenace de l’insupportable. Il se donne d’emblée comme paradoxal, par sa reproduction perpétuelle d’un événement qui n’aurait pas dû se produire. Pour comprendre cette blessure qui s’infecte elle-même, il faut revenir à la nature de la mémoire qui, loin d’être un stockage passif, épaissit la conscience pour donner relief au présent. Et c’est de cette épaisseur active que le traumatisme émerge, comme un effort déformant pour « persévérer dans l’être ». Comment dès lors réadapter cette vie déformée aux différentes dimensions de l’existence ?
Un événement intraitable
Le traumatisme est tout d’abord un phénomène mnésique. Il s’agit d’un retour symptomatique d’un événement catastrophique (accident, terrorisme, agression sexuelle…), souvenir psycho-physique qui s’impose au détriment de l’individu : obsessions, cauchemars, symptômes corporels, clivage entre le moi et le corps, honte, hypervigilance ou inhibition de la pensée. Là où le traumatisme corporel se solde par une blessure (trauma) qui cicatrise, le traumatisme semble se réactiver comme une blessure que le corps approfondirait par une sorte d’inertie symbolique du choc. C’est que le traumatisme est un choc mental qui peut aller jusqu’à abolir l’esprit et anéantir la personne en tant qu’elle dirige sa vie. Il est l’épreuve d’une passivité fondamentale, d’une peur potentiellement mortelle qui fait régresser l’individu à un état défensif primaire, aussi mécanique et déraisonnable que l’attaque subie.
Perpétuant la calamité, la faculté docile de la mémoire semble se transformer en dictature incompréhensible. C’est qu’on oppose souvent la logique capricieuse d’apparition des souvenirs à la constance déterministe du monde réel. Dans cette vision, le traumatisme se donne comme un morceau de réel qui viendrait encombrer une conscience libre. Mais la mémoire n’est pas qu’un hangar à souvenirs. Au contraire, notre passé est tout entier présent à notre conscience, « sous forme abrégée », pour guider notre action, tandis que le monde ne se présente que par bribes à la perception (1). Au cœur de la conscience, la mémoire agrège un passé dont la transparence doit épouser l’action en la guidant comme un calque. Le traumatisme vient précisément de ce qu’un événement s’est gravé à jamais sur le calque de toute action possible. Et sa persistance apparemment contre-productive s’explique par le fait qu’à la perte ponctuelle du contrôle face à la catastrophe répond la perte de contrôle définitive sur les mécanismes d’évitement, comme un coup de folie qui aurait entraîné une mise sous tutelle. Les symptômes sont une réponse intraitable à un événement intraitable.
Des individus plus sensibles
Fait clinique, le traumatisme est aussi un fait social. On est en effet passé d’une société où le traumatisme était soupçonné (par l’armée ou les assurances), à une société « aidante et consolante » qui en fait un diagnostic objectif ouvrant des droits, notamment à réparation (guerre, accidents industriels, aériens…). Les victimes ne sont plus « déficientes » mais « objectives ». Depuis la Seconde Guerre mondiale qui a fait basculer les mentalités du côté des victimes, le traumatisme témoigne ainsi d’un nouveau « rapport au passé » et d’« un nouveau langage de l’événement » (2). Plus largement, il semble résulter de cette fameuse « civilisation des mœurs » (3) qui a rendu les individus plus sensibles, donc plus vulnérables. « Le traumatisme [en effet] survient toujours sans préparation, il a dû être précédé par le “sentiment d’être sûr de soi”, dans lequel par la suite des événements, on s’est senti “déçu” : avant, on avait trop confiance en soi et dans le monde environnant ; après, trop peu ou pas du tout » (4). Ce qui explique qu’une société moderne ultra-sécurisée puisse être plus « traumatisante » qu’une société archaïque où le risque de mort violente est omniprésent.
Donner du sens
Pour finir, contrairement à la blessure corporelle, le traumatisme n’est ni matériel, ni proportionnel au choc réel. Depuis les accidents ferroviaires du xixe siècle, où la notion même de traumatisme psychique a pris forme, en particulier dans le sillage des demandes collectives d’indemnisation, on sait qu’il peut être massif chez les blessés légers, et absent chez les blessés graves (5). Nancy Pelosi, cheffe des démocrates au Congrès américain, ne se dit-elle pas traumatisée par l’agression à leur domicile « de son mari » ? Le traumatisme est une rupture de signification de l’existence, et doit donc être traité comme tel, en intégrant l’événement traumatique à l’existence globale de l’individu. Le « soutien » initial laissera ainsi place au travail sur le « sens » du traumatisme (6).
Le traumatisme borde ainsi une existence qui se donne essentiellement comme relation aux autres, mais aussi à l’Autre, sous la forme du hasard, de l’accident, de la mort, bref, de l’incompréhensible. Aussi a-t-on pu y voir le cœur d’un psychisme dont la nature même est de se confronter à ce qui peut le détruire (7).
Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie
1– Bergson, H. : Matière et mémoire, GF, 2017, p. 193-196.
2– Fassin, D., Rechtman, R : L’empire du traumatisme, enquête sur la condition de victime, Flammarion, 2007.
3– Elias, N. : La civilisation des mœurs, Pocket, 2003.
4– Ferenczi, S. : Le traumatisme, Payot, 2006, p. 33.
5– Lachal, C. : Le traumatisme et ses représentations, Journal français de psychiatrie, vol. 36, n° 1, 2010, p. 9-12.
6– Cyrulnic, B. : Traumatisme et résilience, Rhizome, 2018, p. 28-29.
7– « N’est-il pas remarquable que, à l’origine de l’expérience analytique, le réel se soit présenté sous la forme de ce qu’il y a en lui de plus inassimilable, sous la forme du trauma, et lui imposant une origine en apparence accidentelle » Lacan, J. : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 65.