03/02/2021

Alexie. Quand le corps parle…

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Discrète, pudique, Alexie, 95 ans, résidente en Ehpad, a du mal à exprimer ses émotions. Quand le sujet devient trop douloureux, elle clôt brutalement l’entretien. Tout passe alors par le corps, observe Claire Lormeau, psychologue, au fil d’un accompagnement .

« D’autres, lorsqu’ils souffrent et sont en attente de « solution magique », peuvent nous renvoyer notre incapacité à les aider, à les soulager, dans l’instant en tout cas, ce qui corrobore, sur le moment, l’idée que le soignant aurait le pouvoir de maîtriser le cheminement du patient : l’illusion d’avoir les tenants et les aboutissants du parcours de la personne, qu’ils soient a priori ou a posteriori. » (1).

« L’impuissance thérapeutique, la chronicité, mettent à mal cette image, confrontant le soignant à l’échec, à l’angoisse de ne pas pouvoir soulager ou guérir. […] Ces limites qui nous angoissent peuvent aussi être un formidable moteur permettant de soulever et de mobiliser des énergies combatives pour faire avancer la recherche et le soin, ouvrant des voies alternatives, forçant à la créativité, à réinventer le quotidien, à réinventer la relation, à changer notre regard sur l’autre, sur nous-mêmes. Sur la vie. » (2).

Alexie (3) est une femme discrète, pudique. A 95 ans, elle me fait penser par moments à une petite fille, un sage carré de cheveux encadrant son visage. Elle parle doucement, d’une voix plutôt ferme, au ton monotone. Nous nous rencontrons lors du confinement. Alexie, comme tous, ressent l’isolement, et bascule rapidement dans la plainte, sur un versant somatique, se plaignant des médicaments génériques et de certains aliments. Les tentatives de solution des infirmières n’apportent aucune amélioration.

Lors de mes passages, Alexie peine à s’exprimer. Elle fuit l’évocation du confinement. Évasive lorsque je la questionne sur ses émotions, elle affirme sur un ton résigné que tout va bien, et que tout le monde est logé à la même enseigne. « On n’a pas le choix ». Acceptant malgré sa pudeur de répondre à mes questions de recueil anamnètique, Alexie me décrit sa vie d’une voix monocorde. Les silences prennent beaucoup de place dans son récit. Les propos sont évasifs, les phrases se concluent rarement. Alexie plonge en elle-même, sans toujours me faire part de ses pensées.

Alexie est issue dans un milieu modeste. Elle n’évoque pas du tout son enfance. Elle passe la quasi-totalité de sa vie professionnelle dans une usine, à souder des composants électroniques sur des circuits imprimés. De son mariage à 21 ans naît une fille unique. L’époux d’Alexie décède d’un cancer en 1980, alors qu’il n’est âgé que de 55 ans. Alexie est entrée à l’Ehpad 5 ans auparavant, alors que son autonomie diminuait. Elle ne souffre pas de toubles cognitifs.

Je découvre au travers du récit d’Alexie une personnalité marquée d’une certaine psychorigidité et d’exigence, à qui son travail minutieux à l’usine devait probablement tout à fait convenir. Les émotions n’ont que peu place dans son discours. Sa palette émotionnelle est terne, quelle que soit la valence du ressenti. Une certaine ambivalence traverse son discours. D’un côté, il s’agit de ne jamais se plaindre et cacher ce qu’elle peut traverser, de l’autre elle multiplie les demandes d’attention par ses troubles somatiques et ses doléances médicamenteuses. Tout passe finalement donc par le corps…

« J’ai peut-être un coup de blues »

Peu à peu, Alexie reconnaît avec les atténuations habituelles qu’elle a « peut-être un coup de blues ». Je lui propose régulièrement de sortir, quitte à insister parfois, car la plainte prend le dessus. « Je n’y arriverai pas, je suis devenue trop faible ». Finalement, il nous arrive d’aller marcher, doucement, une cinquantaine de mètres en dehors du bâtiment.

Que ce soit pour les « sorties » ou les entretiens, Alexie clôt en général le moment d’un brutal « Ça suffit, on rentre ! » « Je ne veux plus parler ! ». Quand les choses menacent de devenir douloureuses, physiquement ou moralement, elle pose d’un ton sec et sans appel une limite infranchissable. Comme si faire face à la difficulté était impossible. Peu à peu, elle m’avoue qu’elle redoute le regard des autres, leur jugement. Ils doivent probablement penser qu’elle fait semblant, ou qu’elle est peut-être paresseuse. Elle s’exhorte à faire des efforts, tout en se plaignant de ses incapacités. Paradoxalement, je la sens courageuse, mais pas assez pour faire face aux émotions. Malgré toutes mes précautions et mon respect de sa pudeur, de sa sensibilité, de ses mécanismes de défense, j’ai régulièrement l’impression d’avoir posé la question rédhibitoire, d’avoir proposé les 10 mètres de trop. Alexie refuse l’hypnose pour ses douleurs, cela lui fait peur. Son besoin de contrôle reste plus fort que tout, et, de son côté, la relation thérapeutique est à l’image de son discours : ambivalente.

Puis, Alexie reprend peu à peu vie avec le retour à « la normale ». Les plaintes somatiques diminuent, puis disparaissent.

L’écho d’une autre douleur…

Août arrive. Alexie apprend le décès brutal de son gendre, âgé de 68 ans. Elle se fait alors encore plus silencieuse et discrète que d’habitude. Elle m’évoque son beau-fils, puis s’ouvre à la confidence. Ce décès ravive le souvenir de la perte de son époux : cela va faire 40 ans qu’il est décédé. Alexie me surprend à évoquer son ressenti corporel de ses émotions. « Je n’ai plus de larmes ». Et, brutalement, je la « retrouve ». « Ça suffit, je ne veux pas parler de ça ! ».

Alexie m’apparaît comme souffrant de l’isolement généré par sa réticence à s’exprimer sur ce qu’elle traverse. Elle ne demande pas à sa fille de lui rendre visite. Elle ne s’accorde pas de place pour se plaindre de sa tristesse. Sa thymie s’améliore très lentement. Je suis surprise de la différence entre les semaines de confinement, lors desquelles l’angoisse s’exprimait dans les plaintes somatiques, et nos brefs entretiens dans ce contexte de deuil, pour lequel Alexie arrive quelque peu à élaborer. Apparaît un début d’ « unification du vécu psycho-corporel » (4). Peut-être arrive-t-elle à se sentir un peu plus en confiance dans nos entretiens ?

L’automne arrive, Alexie me prévient que novembre est un mois délicat en raison de l’anniversaire du décès de son époux. Le second confinement commence alors, et les plaintes somatiques reprennent… Puis, Alexie chute dans sa chambre. Elle me conte en détails cet épisode, qui l’a beaucoup affectée. C’est de nouveau le corps qui est au centre de son discours. Ce corps qui lui fait défaut, la trahit. Il n’apparaît que comme sa seule façon d’exister, demandant une prise en soin qui, a contrario de l’émotionnel, serait la seule à être légitime. Ses défenses narcissiques s’investissent dans une tentative de contrôle, notamment de l’image qu’elle renvoie, et la piègent dans son ambivalence entre la plainte et la fierté.

Une thérapie « autopoïétique »

Sont-ce uniquement les émotions les plus vives, en lien avec l’anxiété qui ne trouvent pas d’issue élaborative ? Le chagrin de la perte serait-il plus évident à reconnaître aux yeux de tout un chacun, plus légitime, ou déborde-t-il peut-être « suffisamment » pour nécessiter à être exprimé ? Le corps serait-il le seul légitime à dysfonctionner (et encore…) ? Ce fonctionnement pudique, que l’on pourrait qualifier « d’aotopoïétique (5) me pousse à développer ma patience, mon écoute, à lire plus que jamais entre les lignes, sans partager forcément le fruit de mes réflexions avec Alexie. Et accepter l’impression que parfois, le rôle que je suis amenée à jouer pour la soulager n’est pas celui que j’ai l’habitude d’avoir. Les confidences peuvent prendre tellement de formes… Et les occasions de faire face au rappel que « Certaines situations cliniques viennent, au cours de notre pratique, interroger douloureusement nos velléités soignantes. Ces prises en charge poussent à la réflexion dans la mesure où elles font se heurter notre volonté de soigner à une impossibilité d’aller plus loin dans le soin tel qu’on l’entend. On ne peut pas apaiser sur le moment » (Delieutraz, 2012, ibid). Que ce soit à cause ou en dépit de l’investissement du patient dans la relation thérapeutique. Analyser non seulement la situation du patient mais aussi sa pratique, et puis partager, écrire, et prendre du recul… Toujours travailler sur les qualités requises pour l’accompagnement psychologique et son propre cadre interne avec « l’autoconnaissance critique […], la souplesse adaptative […], l’ouverture théorico-clinique [et enfin] l’habileté à maintenir une proximité créative » (Delourme, 2003, ibid).

Claire Lormeau, psychologue

1- Delieutraz, S. (2012). Le vécu d’impuissance chez le soignant : entre pertes et élan retrouvé. Cliniques, 4(2), 146-162. https://doi.org/10.3917/clini.004.0146

2- Michon, A. (2015). L’impuissance thérapeutique et ses conséquences. Source : https://www.espace-ethique.org/ressources/article/limpuissance-therapeutique-et-ses-consequences

3- Pseudonyme faisant référence à l’alexithymie, qui décrit une difficulté à à identifier, comprendre et décrire les émotions (les siennes et celles des autres). Sifneos définit l’alexithymie comme un déficit de l’affect : « une vie fantasmatique pauvre avec comme résultat une forme de pensée utilitaire, une tendance à utiliser l’action pour éviter les conflits et les situations stressantes, une restriction marquée dans l’expression des émotions et particulièrement une difficulté à trouver les mots pour décrire ses sentiments ». Sifneos PE : “The prevalence of « alexithymia » characteristics in psychosomatic”, In Topics of psychosomatic research, Bâle, Suisse, Karger (1972)

4- Delourme, A. (2003). La souplesse du cadre. Gestalt, no 25(2), 29-47. https://doi.org/10.3917/gest.025.0029

5- « Un système autopoïétique est organisé (défini comme une unité) comme un réseau de processus de production (transformation et destruction) de composants qui (i) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (ii) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. » (Varela, 1989, cité par Kawamoto, 2011). Kawamoto nous explique qu’ « au moyen des éléments qu’il a produits par lui-même, un système produit de nouveau des mouvements qui lui sont propres. ». Kawamoto, H. (2011). L’autopoïèse et l’« individu » en train de se faire. Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 136(3), 347-363. https://doi.org/10.3917/rphi.113.0347

N° 203 - Décembre 2015

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