Quand suis-je

N° 245 - Février 2020
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Les directives anticipées sont un moyen juridique d’assurer la continuité volontaire de mon identité dans les changements à venir. Ce qui suppose une certaine conception du moi dans le temps.

Les directives anticipées (DA) posent le problème de l’identité personnelle. Qu’elles concernent la fin de vie ou les pathologies psychiatriques, elles impliquent à la fois que « je suis le même » et que « je ne le suis pas ». Ces directives n’ont en effet de validité juridique qu’autant qu’elles émanent et s’appliquent à la même personne. Mais, en même temps, leur fonction est de pallier un changement d’identité, la dégradation substantielle d’un moi qui, perdant la capacité de s’exprimer ou de penser, devient un autre, un quasi-objet dont, en l’absence de directives, un autre sujet devra décider du destin.
Cette situation est possible parce que l’identité a au moins deux dimensions, physique et morale. Je suis le même corporellement et mentalement. La question qui se pose est donc moins celle du temps que de l’espace, c’està-dire moins « quand suis-je ? » que « où suis-je ? » dans le corps ou dans l’esprit ? Quelle est ma dimension identitaire prépondérante ?
Jadis, le spirituel était au centre. Mon âme précédait ma naissance et survivait à ma mort. Existant davantage que la matière des corps, elle me permettait d’accéder au vrai (le corps étant source d’illusions), de me préserver des souillures de la chair (source de passions), et éventuellement de racheter mes péchés (source du mal). Aujourd’hui, dans la société laïcisée, le corps a pris le dessus. Il doit jouir, se montrer, se muscler et correspondre à l’idéal satiné de la jeunesse, qui n’est plus synonyme de faiblesse, d’immaturité et d’impatience, mais de vigueur, de sensibilité et d’intuition. Et quand le corps domine, c’est l’esprit qui doit se conformer aux prescriptions des corps matériels, de la matière, bref du réel, aboutissant ainsi au développement des sciences et des techniques, qui sont l’ajustement cognitif et pratique au réel.
Mais ces deux dimensions se rejoignent dans leur conception fixiste de l’identité : je suis ce que je suis. Or Hume (1) a montré que cette conception était naïve, puisque je change à chaque instant : mon corps se régénère – et vieillit – mon esprit engrange de nouveaux souvenirs – et progresse. Il explique cette illusion par une confusion entre deux types d’identité, l’identité spécifique et l’identité numérique. Lorsqu’on dit que « Pierre et Paul ont la même voiture », on peut ainsi signifier deux choses très différentes : soit qu’ils possèdent chacun une voiture de la même marque (il y a deux voitures identiques), soit qu’ils sont mariés et utilisent une seule et même voiture (il n’y a qu’une voiture qu’ils utilisent tous deux). Or pour Hume, notre identité est de la première sorte : nous avons une personnalité différente à chaque instant, mais qui se ressemble presque en tout point. Identité spécifique, et non numérique. C’est ainsi qu’on peut comprendre que je puisse m’apparaître identique à ce que j’étais hier (le changement de quelques heures est insensible), mais que je me perçoive différent de celui que j’étais il y a vingt ans. Si je dis pourtant que je suis le même, malgré les changements, c’est que je m’approprie, après coup, tout ce que j’ai été, je l’assume par un acte de volonté, j’en fais la somme. À l’inverse, il m’arrive de le refuser dans la nostalgie, le remords ou le désaveu.

Prévoir sa propre impuissance

Les directives anticipées sont ainsi un moyen juridique d’assurer la continuité volontaire de mon identité par-delà non pas les changements passés, mais les changements à venir. Mon identité réside alors dans ma capacité à prévoir l’évolution et à l’organiser, (comme on épargne pour une retraite ou s’assure contre les imprévus), c’est-à-dire à reprendre la main sur une double impuissance : l’impuissance du temps, qui m’échappe, contrairement à l’espace que je parcours à volonté, et l’impuissance du corps et de l’esprit qui peuvent également m’échapper dans leur bon fonctionnement. C’est Ulysse, « l’homme aux mille tours », qui invente le dispositif ingénieux qui lui permettra de traverser sans danger la zone des sirènes : il se fait attacher au mât de son bateau, accompagner de matelots assourdis par de la cire dans les oreilles et à qui il ordonne de ne pas lui obéir s’il demande à être libéré de ses liens (2). Il dirige ainsi sa future impuissance, il unifie, par la prévision, son propre dédoublement. C’est Alice qui, atteinte d’un Alzheimer précoce dans le film Still Alice (3), invente un procédé via son téléphone portable : chaque matin, une alarme lui fait passer un test de mémoire pour que, lorsqu’elle échouera et aura par conséquent atteint un stade où elle ne pourra plus décider pour elle-même, elle accède automatiquement à une vidéo lui délivrant ses propres directives pour réaliser les mesures nécessaires à sa disparition.

L’autre en face de nous

Quand sommes-nous ? Nous sommes à tous les points du temps où, tant que nous sommes vivants et changeants, la vie s’affirme à travers ce temps qui est à la fois l’occasion de son affirmation et de sa perte. Mais dans cet effort d’exister, c’est toujours l’autre qui, en face de nous, reconnaît notre identité et peut la garantir au moment où nous faisons défaut.

Guillaume Von Der Weid, Professeur de philosophie

1– Hume (David) : « De l’identité personnelle », Traité de la nature humaine, Garnier-Flammarion, 1999, Livre I, partie IV, section VI.
2– Homère, L’Odyssée, Livre de Poche, Classiques, 1974, Chant XII, vers 33-200.
3– Still Alice (2014), long-métrage de Richard Glatzer et Wash Westmoreland.

 

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