05/04/2016

Un dernier voyage

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La journée s’annonçait délicieuse, mais en arrivant ce matin à l’hôpital, Christophe, un infirmier apprend qu’un patient s’est suicidé dans le service.  Comment garder le cap, tenir et avancer ? Comment ne pas sombrer ? Comment protéger les autres patients ? Comment résister au chaos et surtout à la culpabilité ?

 

En ce début d’après-midi, la pluie claque à grand bruit sur les vitres de ma petite voiture, rendant la conduite presque impossible. Les essuie-glaces balayent avec peine les litres d’eau qui déferlent sur le pare-brise et je tente de ne pas perdre le chemin, distordu et ondulant sous mes yeux fatigués, vers l’hôpital psychiatrique. Epuisé après ce trajet difficile, j’arrive enfin à destination. Le vieil hôpital se dresse fièrement devant moi quand, brutalement, la pluie cesse de tomber pour laisser place au soleil. En quelques secondes, nous passons curieusement d’une météo apocalyptique à un doux temps de printemps. Je suis ébahi par les fleurs et les arbres encore humides qui brillent sous une belle lumière orangée, et par tous ces oiseaux qui chantent. Le fameux calme après la tempête…

Monsieur T. s’est suicidé ce matin

Cette étonnante journée s’annonce délicieuse et je m’avance soulagé et confiant. Mais en arrivant dans le service je croise mon collègue Jérémy en larmes. Je n’ai jamais vu mon collègue pleurer. Jérémy est un jeune infirmier qui laisse peu de place à l’émotion, préférant balayer tout semblant de fragilité d’un revers de la main ou d’une blague. Dans les situations les plus agitées, son sang froid ne lui fait jamais défaut. Il est pour moi un repère rassurant et j’aime travailler avec lui. Les patients apprécient également sa présence.  Stupéfait par ce visage que je ne lui connais pas, immédiatement je m’inquiète. “Monsieur T. est décédé ce matin. Il s’est suicidé », m’explique t-il alors, la gorge nouée. Parfois aussi, après le calme, la tempête…

Alors oubliée, la lumière orangée. Oubliés, les reflets du soleil. Oubliés, les oiseaux. Oubliée, la soirée de la veille avec les amis. Oubliées, les projets de vacances de la semaine prochaine. Oubliée, la journée délicieuse. Oublié, le service calme depuis plusieurs jours. Oubliée, ma confiance. Oublié, tout est oublié et tout disparait dans mon esprit sous le choc. Je suis désormais saisi par l’effroi et mon corps tout entier se fige. Un froid glacial et noir m’enveloppe et je ne vois plus rien. Plus rien sauf une image, figée elle aussi. Celle de Monsieur T. avec qui j’ai longuement discuté la veille.

 « Sans elle, plus rien n’a de sens »

Monsieur T. était hospitalisé depuis une semaine environ dans notre service, quelques jours après le décès de son épouse avec laquelle il avait vécu de longues années. Il présentait de fortes idées suicidaires. Jour après jour, l’équipe entière s’était relayée auprès de lui pour l’accompagner en attendant que les traitements puissent l’apaiser. Notre vigilance était maximum car nous craignions tous qu’il se fasse du mal. Âgé d’une cinquantaine d’années, il se confiait facilement et décrivait avec précision l’intense douleur qui l’emportait lentement. Nous avions longuement parlé tous les deux pendant cette semaine, de sa souffrance, mais aussi de choses plus légères, de son histoire, de ses passions et notamment de celle que nous avions en commun, les bateaux à voile. Il m’avait raconté ses voyages en mer, ses peurs à l’occasion d’un chavirage, le sauvetage, ses rencontres dans des contrées lointaines, les paysages somptueux, et l’éternel mal de mer de son épouse qui le faisait beaucoup rire. À l’évocation de ces souvenirs, son visage s’était brièvement éclairé d’un sourire nostalgique. Puis il s’était instantanément assombri. Car tout cela était définitivement terminé, il ne pourrait plus rire avec sa femme. “Sans elle, plus rien n’a de sens” m’avait-il dit, les larmes aux yeux.

Comment résister ?

Pendant les transmissions entre les équipes du matin et du soir, l’ambiance est lourde. Nos collègues nous détaillent ce qui s’est passé et, obligés, nous devons aborder les aspects techniques et administratifs de la prise en charge d’un décès dans le service. Cet aspect protocolaire et froid me révulse. Puis, alors que nos collègues du matin ne parviennent pas à partir, nous nous retrouvons tous autour d’un café chaud. Certains pleurent, d’autres les réconfortent. D’autres encore semblent perdus dans leurs pensées. Il en va de même dans le groupe de patients qui, pour la plupart, se sont rapprochés de nous.

Nous sommes tous impactés par une réalité terrible, celle de la mort, accidentelle, ou désirée parfois. Et à cet instant, il n’y a plus ni soignant ni patient, juste des hommes et des femmes, tous ensemble autour d’un drame que nous n’avons pas pu éviter. Pour ma part, je suis sidéré, incapable de réfléchir et de prendre la moindre décision. Et je me pose mille questions. Comment, dans de telles conditions, continuer à travailler cette après-midi là et les jours suivants ? Comment garder le cap, tenir et avancer ? Comment ne pas sombrer nous-mêmes ? Par ailleurs, certains patients fragiles déstabilisés ne risquent-ils pas  de passer à l’acte eux aussi ? Comment les protéger ? Le chaos nous happe… Comment résister ? Et surtout, comment faire avec cette terrible culpabilité qui nous ronge probablement tous ?

Plus que jamais, ensemble

Germaine, notre vieille collègue toujours présente et aidante dans les moments difficiles, nous rassure. “Nous ne pouvons malheureusement pas tout maîtriser. Quand dans un service de cardiologie des patients meurent d’un infarctus, des patients d’un service de psychiatrie fuguent, s’agitent, ou mettent fin à leurs jours. Nous accueillons des personnes en grande souffrance et, malgré notre grande vigilance, certaines choses nous échappent et nous échapperont toujours. Notre devoir est de faire le maximum pour prévenir, aider, protéger, mais nous ne pourrons pas tout empêcher. Monsieur T. était déterminé. Aujourd’hui ou un autre jour, il devait rejoindre son épouse. Il l’avait décidé et je pense qu’à part retarder l’échéance, nous ne pouvions rien faire. C’est dramatique mais c’est ainsi… Maintenant, nous devons nous accompagner et nous soutenir les uns les autres et avancer. Car les autres patients ont besoin de nous et nous attendent.”

Germaine a raison comme toujours. Ses mots simples nous soulagent. Nous nous resserrons encore davantage et nous rapprochons les uns des autres, médecins, infirmiers, aides-soignants, psychologue, assistante sociale et d’autres encore.  Les uns avec les autres, nous faisons corps. Plus que jamais, ensemble.

L’après-midi est ensuite longue et difficile. Chacun va ici ou là, sans vraiment savoir ce qu’il doit faire, s’appliquant toutefois autour des taches nécessaires, comme la dispensation des médicaments ou le service des repas. Un peu comme des automates, nous tenons comme nous pouvons. Heureusement, l’ambiance est calme et détendue au sein du service, comme si chacun voulait faire de ce jour de deuil, un jour sans histoire, presque silencieux.

Aujourd’hui, je repense souvent à Monsieur T. et à son dernier voyage. J’y repense quand je vois des bateaux. Des bateaux à bord desquels je n’ai jamais eu l’occasion de monter, malgré le fort attrait qu’ils exercent sur moi. Un jour, moi aussi je naviguerai sur un bateau à voile. Et qui sait ? Peut-être aurai-je le mal de mer comme son épouse. Et qui sait ? Peut-être alors ferai-je rire Monsieur T.

 

Pack SUICIDE

N° 134 Le suicide…et après ?
N° 182 Famille et suicide
N° 213 Suicide et travail
N° 256 Prévenir la réitération suicidaire

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