J’ai peu dormi, ma nuit a été agitée. Les précédentes aussi. Épuisé après ces insomnies rebelles, je suis blotti dans ma petite voiture garée à quelques mètres du service et j’hésite à en sortir pour aller prendre mon poste. Il règne en effet au sein de l’équipe une vive tension. Amer et impuissant, je constate notre déchirement progressif. Le vieil autoradio, fatigué lui aussi, grésille quelques notes d’une chanson de Gainsbourg, peut-être les plus belles, celles de sa fabuleuse chanson “Initials B. B.” Depuis quelques semaines je perds le sommeil, mon entrain avec, et cette émouvante mélodie m’emporte. Aucune relaxation, aucun remède de grand-mère à base d’écorce d’orange, ni aucune infusion de plantes de montagne ne m’a permis de retrouver la moindre sérénité. Nuit et jour, les idées tournent en boucle dans mon esprit. Je suis envahi par la souffrance que je vis sur mon lieu de travail. Le service a accueilli récemment de nombreux patients en crise, agités et même agressifs pour certains. Ces patients difficiles à gérer ont mis à mal l’institution en attaquant le cadre et en clivant les soignants. De nombreuses crises clastiques et des passages à l’acte auto ou hétéro-agressifs récurrents se sont enchaînés plusieurs jours durant, sans répit. Les patients les plus calmes ont nécessité beaucoup d’attention ou présenté de fortes velléités suicidaires, ce qui nous inquiète et nous oblige à redoubler de vigilance et de disponibilité. Nous sommes ainsi mis à rude épreuve depuis une longue période.
La crise se diffuse
L’heure est à la crise. Et la crise se diffuse… Des patients vers l’équipe. Des dissensions sont apparues jusqu’à ce que, fragilisés, nous en venions à nous attaquer les uns les autres. Les plaintes pleuvent et les critiques vont bon train, sur la façon de travailler de certains que l’on semble désigner comme responsables de tous les dysfonctionnements. De toute part, les non-dits d’abord murmurés, s’expriment avec une grande dureté. Les regards et les humeurs se noircissent, les clans se dessinent. La camaraderie sympathique laisse progressivement place à une franche guerre de tranchées. Contraint, je sors de ma voiture, quitte Gainsbourg et me dirige, l’angoisse au ventre, vers le champ de bataille. Comment travailler en temps de guerre ? Comment accompagner, aider et soutenir avec sérénité ? Et surtout, comment trouver sa place dans une équipe divisée ? Comme je m’y attendais, le temps des transmissions est d’emblée une épreuve. Silencieux et en retrait, j’observe mes collègues. Des groupes se sont formés, virulents pour certains ou discrets pour d’autres, entre meneurs et indécis, entre “laxistes” et “rigides”, avec au cœur du problème, la gestion du cadre.
Et au milieu de tout cela, celle qui cristallise la tension et reste la cible des attaques, ma vieille collègue Germaine, et accessoirement ceux qui se risquent à aller dans son sens. Comment avons-nous pu en arriver là ? Est-ce le fonctionnement normal d’un groupe en difficulté que de s’en prendre à l’un des siens ?
Le « laxisme » de Germaine
Devant moi, spectateur muet, Germaine est à nouveau malmenée. Selon certains, elle dit trop souvent “oui” et ne sait pas dire “non”. Elle tolère tout et n’importe quoi et met le reste de l’équipe en porte-à-faux voire en danger. En effet, comment dire “non” quand elle a déjà dit oui ? Rien ne lui est épargné, les cigarettes qu’elle autorise parfois la nuit, les repas servis à n’importe quelle heure, les arrangements avec les protocoles de chambre d’isolement et notamment les pyjamas verts, pourtant imposés, qu’elle ne propose pas toujours aux patients, la distance inadaptée qu’elle adopte avec certains malades qu’elle tutoie, les écarts au règlement qu’elle ne pointe pas, et bien d’autres choses encore… Travailler après Germaine, c’est à coup sûr être le « mauvais objet » si on ne veut pas la suivre dans son “laxisme”, car évidemment tous les malades adorent cette infirmière qui ne leur refuse rien.
Je suis dévasté
Dois-je prendre parti ? La défendre ? Est-ce que je ne risque pas alors de me retrouver à mon tour avec une partie de l’équipe à dos ? Germaine a le regard triste, je la vois plier lentement sous le poids des reproches quotidiens de ses collègues. Et je suis dévasté. Germaine qui m’a si souvent aidé et sorti de situations complexes et périlleuses. Germaine qui a toujours privilégié son lien avec le patient, en choisissant d’adapter un cadre souple plutôt que de le subir. Germaine si bienveillante et que nous n’avons pas, me semble-t-il, essayé de comprendre. Germaine qui possède une si grande expérience de la psychiatrie. Germaine, qui pour certains est une gêne quand pour d’autres elle est une force. Elle tente d’expliquer que l’on peut travailler différemment en intégrant les singularités de chacun, que le clivage est normal et la souplesse possible sans qu’elle ne confine au laxisme, que tout cela n’est pas grave, mais personne ne l’entend et de trêve il n’est pas question.
Soutenir Germaine
À cet instant, en l’écoutant, je repense à Gainsbourg et sa chanson. Il l’avait composée pour Brigitte Bardot alors même que leur relation passionnelle se terminait. L’actrice s’apprêtait à partir pour le tournage d’un nouveau film à Almeria en Espagne et allait y retrouver son mari de l’époque, l’homme d’affaire Gunther Sachs. L’histoire raconte que le chanteur avait compris qu’elle ne reviendrait pas et que c’était là la fin de leur histoire. Comme une ultime déclaration d’amour, il lui avait écrit cette chanson. Elle partait, il chantait. Ainsi c’était possible. Créer et avancer malgré la séparation. Sublimer et dépasser la souffrance. Écrire la lumière dans l’obscurité. Et soudain, un questionnement. Pourquoi pas nous ? Ne passons-nous pas à côté de l’essentiel, le lien ? Pourquoi malgré l’adversité ne pas nous resserrer ?
Je ne me souviens plus très bien de ce qui s’est passé par la suite ce jour-là, ni les jours d’après. Je sais juste que la crise a perduré encore quelques temps puis elle s’est apaisée, après toutefois que nous ayons pu quelques collègues et moi nous positionner, soutenir Germaine et reconnaître qu’à sa façon elle était pour nous un atout.
Depuis, beaucoup de patients sont partis et d’autres sont venus. Les attaques du cadre et les clivages vont et viennent mais c’est le quotidien d’un service de psychiatrie. Les désaccords entre nous subsistent mais, avec le temps, nous avons appris à nous adapter aux différences de fonctionnement entre soignants, à tirer profit des qualités de chacun et à travailler ensemble. Un peu comme dans un bateau qui avance contre vents et marées malgré la diversité des membres de l’équipage.
J’aimerais, comme Serge Gainsbourg, écrire une chanson pour Germaine, ma singulière collègue toujours en marge, pour lui dire mon affection et mes infinis remerciements. Mais je n’ai jamais trouvé les mots, ni la musique. Alors, après qu’elle m’ait accompagné mille fois dans des moments difficiles, j’essaie à mon tour de l’aider, modestement, au sein de l’équipe. En marchant à ses côtés, pour qu’elle sache qu’elle n’est pas seule.