Grief de plus en plus invoqué au travail, parfois à raison, parfois abusivement, le harcèlement moral recouvre
des faits précis. Contours et limites.
L’article 1152-1 du Code du travail définit le harcèlement moral comme le fait d’imposer à autrui « des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Au fil de sa jurisprudence, la Cour de cassation a reconnu différentes formes de harcèlement moral, reposant en particulier sur l’humiliation répétée, le dévoiement du contenu ou de l’organisation du travail et l’isolement ou l’exclusion.
Chez la victime potentielle, un certain nombre de signes peuvent être repérés. Sans être spécifiques, ils sont évocateurs d’un possible ressenti de mal-être et/ou de stress : la personne a changé, elle paraît inhabituellement anxieuse ou angoissée, elle dort mal, s’isole, panique à l’annonce d’une réunion… . Il convient de demeurer attentif à l’état psychologique des salariés, et la vigilance mérite par ailleurs d’être étendue à certains agissements et pratiques de travail.
Repérer des agissements nocifs
Au travail, certains signaux doivent alerter quant à d’éventuels agissements harcelants, dans les relations au travail ou dans son contenu. Des outils permettent de les repérer et quantifier. Les plus usuels sont le Questionnaire sur les actes négatifs d’Einarsen (1) et l’Inventaire de violence psychologique de Leymann (2) , qui répertorient notamment :
– des entraves à la liberté d’expression de la personne : on ne lui donne pas ou on lui coupe la parole, ses avis et idées ne sont pas entendus…
– des pressions diverses : cris, injures, critiques personnelles et professionnelles, menaces et intimidations verbales, écrites ou physiques…
– l’organisation d’une forme d’inexistence : mépris, mise à l’écart, isolement…
– le dénigrement : humiliations, brimades, railleries, rumeurs et ragots…
– un contenu du travail modifié comme par punition : rétention d’information, assignation à des tâches pour lesquelles la personne est surqualifiée (ou au contraire, manifestement sous-qualifiée, pour organiser sa mise en échec), restriction du périmètre de responsabilité, fixation de délais déraisonnables, contrôle excessif du travail de la personne, mise au placard…
Attention aux positions victimaires !
C’est l’ouvrage de M.-F. Hirigoyen (3) qui, en 1998, a propulsé cette notion sur le devant de la scène, jusqu’à son inscription dans la loi française en 2002. Victime de son succès, le harcèlement moral fait partie des griefs de plus en plus fréquemment entendus dans le monde du travail. Parfois à raison, mais parfois aussi, abusivement… Il faut donc repérer ce qui n’en relève pas.
S’il lui arrive d’être instrumentalisé en vue d’une procédure contentieuse actuelle ou à venir, le terme de harcèlement moral peut être employé à mauvais escient, par méconnaissance de sa définition légale. En filigrane se lit souvent une sensibilité sociétale de plus en plus exacerbée, voire une certaine rétivité à la notion même d’autorité, qui conduit à considérer comme harcelantes des prérogatives parfaitement légales de l’employeur ou du manager.
Rappelons que l’employeur dispose d’un pouvoir de contrôle et de direction. Ainsi, dans l’exercice de ses fonctions, il peut donner des ordres justifiés, fixer des objectifs accessibles dans les conditions normales de travail, ou encore contrôler l’exécution des tâches.
L’employeur a un pouvoir disciplinaire sur ses salariés. Il peut sanctionner l’un d’eux, sans pour autant faire preuve de harcèlement moral, à la suite d’un agissement considéré par lui comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter, immédiatement ou non, la présence du salarié dans l’entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération.
L’employeur est, encore, libre de refuser une demande d’augmentation ou de promotion, tant que le refus est expliqué et justifié, sans pour autant se montrer harcelant.
Le harcèlement moral désigne donc une réalité protéiforme, dont il faut retenir deux caractéristiques principales :
– la répétitivité (qui englobe certaines méthodes ou pratiques de management) ;
– l’atteinte à la dignité et à la santé physique, psychologique ou sociale.
Démystifions au passage deux clichés sur le harcèlement :
– il n’est pas toujours hiérarchiquement descendant (c’est-à-dire le fait d’un manager sur un subordonné) : il existe des formes ascendantes (d’un subordonné envers son supérieur) ou horizontales (entre collègues) ;
– il est totalement indifférent du fait que l’auteur des faits ait ou non eu l’intention de porter préjudice à la personne qu’il harcèle : il suffit que son comportement ait eu pour effet de nuire à la victime pour être caractérisé.
Philippe Zawieja*, Jean-Christophe Villette**
*Psychosociologue du travail, directeur de la recherche,
**Psychologue du travail et des organisations, directeur général ;
Cabinet Ekilibre Conseil
1– Einarsen, S., Hoel, H., Notelaers, G. (2009). Measuring exposure to bullying and harassment at work: Validity, factor structure and psychometric properties of the Negative Acts Questionnaire-Revised. Work Stress, 23(1), 24-44.
2– Voir le questionnaire en français : www.eipas.org/images/ lipt.pdf. I. Niedhammer, S. David, S. Degioanni, La version française du questionnaire de Leymann sur la violence psychologique au travail : le « Leymann Inventory of Psychological Terror » (LIPT), Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement, 2007, 68(2) : 136-152.
3– Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Syros, 1998.