Retranscrire un récit de vie…

N° 289 - Juin 2024
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Comment accompagner une personne demandeuse d’asile dans l’élaboration de son récit de vie ? Repères théoriques et considérations pratiques pour recueillir la parole d’autrui, dans une éthique de « l’écart », au sens du décentrage de sa propre culture.

Retranscrire le récit de vie d’une personne en demande d’asile est une lourde responsabilité : son statut de réfugié, ses conditions d’existence et sa vie même en dépendent (1). Cet acte d’écriture suppose pour le transcripteur des choix parmi les trajectoires de l’exil qu’il convient de retracer, et de multiples microdécisions qui, en plus de leur portée stratégique pour convaincre les autorités institutionnelles, présentent une dimension éthique fondamentale.

Stratégie et éthique peuvent d’ailleurs entrer fréquemment en conflit. Mais c’est justement avec le parti pris d’une éthique déontologique que le propos s’efforce ici d’approcher le problème de cette écriture du récit oral de la vie d’autrui. L’approche est donc éthique et philosophique, et non juridique, ni morale (l’éthique n’est ni le droit ni la morale). Cette réflexion éthique est indissociable de la justice (au sens philosophique) et de la justesse de la rencontre avec lui. Car c’est une véritable rencontre avec l’autre qui est en jeu, et non une simple relation avec un usager : l’« accueil » de sa parole – et pas seulement de sa langue – est sans doute la première forme d’hospitalité à son égard.

Il s’agit alors d’identifier les principaux préjugés qui empêchent l’accès à toute pensée de l’altérité, et de poser a contrario des repères élémentaires pour adopter une attitude nécessaire d’ouverture interculturelle (2). S’appuyant sur une illustration clinique, cet article tente ainsi de dégager quelques règles déontologiques pour la rédaction du récit de vie, en soulignant aussi ses difficultés inhérentes selon Paul Ricœur.

Des Comores à la réunion…

Présentons le cas d’un jeune homme venu des Comores à La Réunion. Au moment où il dépose sa demande d’asile, il est hébergé dans un centre d’accueil, et une travailleuse sociale recueille son témoignage et l’aide à élaborer son récit de vie.

Né en 1991 aux Comores, Naél (prénom fictif) est le dernier d’une fratrie de cinq enfants, trois garçons et deux filles. Il a un niveau scolaire de fin d’école primaire, parle bien le français et travaille comme maçon. Il a grandi dans son village natal, Ohozi Mitsamiouli, et, à 22 ans, y a épousé Fatima, 19 ans. Le couple a un garçon, Issa, et une fille, Maéva, 4 ans et 2 ans au moment de cette rencontre. La cadette rencontre des problèmes de santé depuis la naissance, et souffre d’une tumeur au cerveau à un stade grave. Elle a subi deux opérations périnatales aux Comores. Un médecin de l’hôpital du village a accordé une aide financière de 150 euros à Naél pour quitter les Comores : « Ce médecin est très gentil, il a beaucoup aidé ma fille, au vu de son état de santé, il nous a conseillé de partir à Mayotte pour bénéficier des soins ».

Naél et Fatima ont donc décidé de quitter… (…)