IPA : la difficile construction d’une profession à l’exercice fragile

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Cette enquête sociologique 1 étudie les pratiques des infirmières en pratique avancée (IPA) en soins primaires. En dépit de l’intérêt exprimé pour leur nouvel exercice, toutes décrivent des difficultés majeures pour construire une activité clinique et investissent en complément des activités de coordination d’équipe pluriprofessionnelle, ou continuent en parallèle à exercer en tant qu’infirmière généraliste.

De premières études rapportent les difficultés que rencontrent les IPA issues des premières promotions à développer leur activité, à l’hôpital comme en ville. Dans un contexte de fortes tensions autour des redéfinitions de la division du travail entre les professionnels de santé, particulièrement en libéral, l’étude des premières IPA, parmi lesquelles quelques-unes parviennent à constituer une file active de patients plus conséquente, permet d’éclairer les composantes de leur activité, et d’analyser les conditions de son développement. Des données qui soulignent qu’au-delà du rôle joué par la démographie médicale sur le territoire, la diversité des situations rencontrées dépend notamment de la volonté des médecins de développer ou non une coopération interprofessionnelle, de la proximité sociale entre les médecins et les infirmières concernés, et du type d’autonomie que recherchent ces dernières.

« J’ai l’extrême chance d’être avec un docteur qui est vraiment pro IPA, qui me dit qu’il ne sait pas comment il a fait avant que je sois là et qui me laisse une autonomie beaucoup plus importante que ce qui est dans le décret ». Aurélie, IPA travaille dans 1 ESP, avec 2 médecins

Analyse et perspectives

Cette recherche offre une description fine et inédite du travail réalisé en soins primaires par les IPA issues des premières promotions. Elle souligne notamment le travail qu’elles doivent accomplir ne serait-ce que pour rendre possible l’activité prévue dans leur décret de compétences, et l’influence de leurs caractéristiques sociales et de celles des médecins sur les résultats de ce travail. Elle contribue à documenter le faible développement de leur activité clinique, et les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien pour la construire. Parmi les IPA contactées, deux avaient déjà dû interrompre leur activité, du fait du départ du médecin ou de l’hostilité d’autres praticiens de la structure. Toutes les IPA libérales interrogées témoignent de difficultés économiques,et cette « précarité » (Bouhour, 2021) est d’autant plus mal vécue après les sacrifices, financiers et familiaux, qu’implique une reprise d’études en cours de carrière.

Un modèle économique qui reste précaire pour les IPA en secteur libéral
Novatrice au moment de sa conception, la rémunération des Infirmières en pratique avancée (IPA) libérales repose, contrairement à celle des autres professionnels de santé libéraux, non pas sur un paiement à l'acte mais sur un «forfait» pour le suivi d'un patient sur une certaine durée. Celui-ci s'apparente à un paiement à la capitation, l'IPA touchant un forfait de 177€/an/patient, versé trimestriellement, quels que soient le nombre et la durée des consultations, à la condition de pouvoir justifier d'un contact par trimestre. Ce forfait, négocié fin 2019 ente l'Union nationale des caisses d'assurance maladie (Uncam) et les organisations infirmières généralistes, s'est révélé inadapté à l'exercice des IPA. Il a été revalorisé de 25 % en novembre 2022 (Avenant 9 à la Convention nationale infirmière, signé le 27 juillet 2022). À cette occasion, les aides à l'installation apportées aux IPA ont été augmentées et leurs critères d'attribution élargis. 
• Sur la base des forfaits facturés observés dans les données de l'assurance maladie,  on compte 35 IPA libérales en activité en 2020, 106 en 2021 et 122 au premier semestre 2022, dont 9 et 43 nouvelles entrantes dans l'exercice respectivement en 2021 et au premier semestre 2022. De sexe féminin majoritairement (75 %), elles ont en moyenne 44 ans.

La situation des premières IPA est plus largement un révélateur des transformations en cours des soins primaires. Tout d’abord, certaines contribuent à la réorganisation des soins primaires, notamment via la création de structures d’exercice regroupé. Mais toutes pâtissent de la superposition des dispositifs – pratique avancée, protocoles de coopération, expérimentation Asalée et nouvelles fonctions d’assistantes médicales et de coordinatrices qui se sont ajoutés au fil des années et peuvent entrer en concurrence. Ensuite, les IPA interrogent le rôle des médecins généralistes. De la même manière que ces derniers ont revendiqué vis-à-vis des autres spécialités médicales une prise en charge holistique, et un rôle pivot dans le parcours de soins du patient, les IPA se réclament également de ces fonctions, en soulignant le temps qu’elles consacrent aux patients. Nous montrons ici que deux pôles se dessinent dans les pratiques des IPA exerçant en soins primaires, comme on distingue classiquement le pôle technique et le pôle relationnel chez les infirmières du métier socle, ici un pôle clinique, et un pôle de coordination. Or les IPA sont en compétition avec les médecins généralistes sur ces deux pôles, la revendication du rôle de gestion du parcours de soin du patient étant également un des « espaces d’identification prioritaires » du métier de généraliste (Sarradon-Eck, 2010).

Enfin, les IPA contribuent à transformer le métier d’infirmière et son image auprès des autres professionnels de santé et des patients. Elles bénéficient d’un rôle propre élargi, d’une plus grande autonomie, et permettent à un petit nombre d’IDE une évolution de carrière au sein de la pratique clinique. Cependant, le rapport des IPA au métier socle est ambigu, entre prolongement et volonté de rupture, et s’est accompagné d’un accueil réservé, voire hostile des représentants syndicaux des infirmières et des médecins. Si ce métier continue aujourd’hui son déploiement, à un rythme toutefois moins important qu’espéré par les pouvoirs publics, plusieurs questions restent en suspens. En soins primaires, où la viabilité financière de l’exercice reste à démontrer et où l’autonomie des IPA demeure limitée malgré les avancées obtenues en 2021 et 2022 sur l’expérimentation de l’accès direct et de la primo-prescription et sur le montant des forfaits et des aides à l’installation, ce métier parviendra-t-il à gagner en attractivité ? Quelle influence aura l’évolution des profils des nouvelles étudiantes IPA, moins militantes que leurs prédécesseures, sur le développement de leur activité une fois installées ? Enfin, à plus long terme, quelle influence aura la remontée du numerus clausus des médecins sur la redéfinition en cours du partage de tâches entre les professionnels de santé ?

3 questions à Louise Luan et Cécile Fournier, les auteures de cette enquête 

1/ Pourquoi ce nouveau métier d'Infirmière en pratique avancée (IPA) a-t-il été créé et comment est-il défini ?

La pratique avancée infirmière, qui existe déjà depuis plusieurs décennies à l'étranger, a été rendue possible en France par son inscription dans la loi en 2016, puis par la publication en 2018 des décrets d'application. La création de ce nouveau métier, évoqué dès le premier rapport Berland en 2002, visait à répondre à différents types d'attentes : les pouvoirs publics y voyaient un moyen d'améliorer l'accès aux soins, en particulier en soins primaires, pour faire face à la baisse du nombre de médecins généralistes alors même que les besoins de santé de la population s'accroissent. Et cela faisait écho aux revendications de certains représentants infirmiers, qui attendaient une reconnaissance et un élargissement des compétences infirmières.
A l'issue des deux années du Diplôme d'Etat d'IPA, les IPA disposent ainsi de compétences étendues, dont certaines relevaient jusqu'ici du monopole médical : assurer le suivi de patients qui leur sont adressés par un médecin, réaliser un examen clinique, prescrire des examens complémentaires et renouveler des ordonnances. Contrairement aux protocoles de coopération, il n'y a pas de déléguant et de délégué : l'IPA est seule responsable juridiquement. Cinq spécialisations existent : la mention « pathologies chroniques stabilisées ; prévention et polypathologies courantes en soins primaires » qui nous intéresse ici, mais aussi celles en oncologie, en néphrologie, en psychiatrie et santé mentale et en matière d'urgences. Les IPA développent aussi des compétences de formation et de recherche.

2/ Quels sont les profils des pionnières que vous avez rencontrées ?

Nous nous sommes intéressées aux IPA en soins primaires, qui peuvent exercer depuis 2020 en tant que libérales dans une maison de santé ou une équipe de soins primaires, ou en tant que salariées dans un centre de santé ou au sein de l'association Asalée. Celles que nous avons rencontrées en 2021 font partie des toutes premières à avoir développé cet exercice. Comme les infirmières dans leur ensemble, ce sont majoritairement des femmes. Elles sont généralement en milieu ou fin de carrière. Déjà installées en libéral pour la plupart, elles ont consenti des efforts importants pour cette reprise d'étude : éloignement familial, poursuite de l'activité libérale sur les week-ends, voire emprunt pour financer la formation. Beaucoup se distinguent par des formations complémentaires (DU, masters). Certaines avaient notamment suivi les masters précurseurs de la pratique avancée, en sciences cliniques infirmières. On remarque que plusieurs avaient envisagé de faire des études de médecine ou d'autres métiers plus élevés dans la hiérarchie symbolique des professions de santé. Plusieurs étaient déjà impliquées ou sont entrées pendant la formation dans des organisations syndicales ou associatives afin de défendre leur segment professionnel naissant.

3/ Comment ont-elles construit leur activité et quelles seraient les conditions nécessaires à son développement ?

Toutes les IPA rencontrées font état d'une installation difficile et d'une situation très précaire. Elles ont en effet tout à construire : se faire connaître ainsi que leur métier ; tisser une relation de confiance avec un ou plusieurs médecins favorables à la pratique avancée, sans lesquels elles ne peuvent constituer une file active de patients, ainsi qu'avec des infirmières libérales et des pharmaciens, qui peuvent se montrer méfiants, voire hostiles, à leur arrivée. Il leur faut souvent créer les conditions de leur exercice en participant au développement de structures d'exercice coordonné, et bien sûr expliquer ce nouveau métier aux patients. A l'époque de l'enquête, le modèle économique en libéral ne leur permettait pas de vivre de leur activité : les médecins ne leur adressaient pas suffisamment de patients, ou principalement des patients « complexes », et elles devaient alors investir d'autres activités comme la coordination d'équipe ou un exercice au sein d'établissements de santé, ou conserver une activité d'infirmière libérale généraliste, loin de ce qu'elles avaient envisagé initialement.
Si ces difficultés sont communes à toutes les IPA, certaines parviennent plus facilement que d'autres à développer leur activité, car leurs propriétés sociales influent sur leur capacité à construire un espace de négociation avec les médecins. En effet, les IPA doivent composer avec le contrôle fort qu'exercent les médecins sur leur activité, via la signature d'un protocole d'organisation et l'adressage des patients. Au-delà du partage des expériences positives rapportées par des médecins, une meilleure information à destination des professionnels de santé contribuerait sans doute à faciliter le développement de leur pratique.

3 questions à... Louise Luan et Cécile Fournier à l'occasion de la parution du Questions d'économie de la santé n° 277 intitulé : « Infirmière en pratique avancée (IPA) en soins primaires : la construction difficile d'une profession à l'exercice fragile » réalisé avec la collaboration d'Anissa Afrite (Irdes) 

1- Les enquêtées sont 9 femmes et 1 homme , âgées en médiane de 46 ans, et issues des deux premières promotions d’Infirmières en pratiques avancée. Elles exercent en libéral (n=7) ou sont salariées en centre de santé (n=1) ou par l’association Asalée (Action de santé libérale en équipe) [n=3], dans 7 régions. Avant de devenir IPA, toutes exerçaient déjà en soins primaires : 9 étaient libérales, 2 travaillaient également à temps partiel comme salariées de l’association Asalée. Elles avaient toutes débuté leur activité depuis au moins six mois (durée d’exercice comprise entre six et vingt mois), et la plupart exerçaient exclusivement comme IPA (n=7). Elles travaillaient avec 1 à 7 médecins, dans au total 8 MSP et un CDS.

• Infirmière en pratique avancée (IPA) en soins primaires : la construction difficile d’une profession à l’exercice fragile, Luan L. et Fournier C. (Irdes). Avec la collaboration d’Afrite A. (Irdes) ; Questions d’économie de la santé n° 277 – Avril 2023 (PDF)

A lire pour aller plus loin
« Quels rôle et place pour le médecin généraliste dans la société française au XXIème siècle ? Du médecin traitant à l’équipe de santé référente », Académie national de médecine, 14 février 2023.