Après plusieurs tentatives de suicide par ingestion médicamenteuse durant son adolescence, Gabriel, aujourd’hui âgé de 25 ans, est suivi en psychiatrie pour dépression. Depuis quelques mois, il a commencé un parcours de transition médical (1), avec prises d’hormones. Je n’ai pas de formation spécifique pour accompagner ce que l’on appelle en psychiatre les dysphories de genre, mais je tâche d’écouter et de comprendre ce jeune adulte. Même si la société peut paraître plus tolérante qu’autrefois, se sentir différent et l’assumer reste lourd à porter.
« Plus tard, tu regretteras… »
Gabriel s’habille avec des vêtements larges et noirs pour cacher des formes encore féminines, et porte les cheveux courts. Sa voix a mué, elle est grave, comme un peu enrouée, surprenante pour sa carrure qui reste plutôt fine. Gabriel m’a expliqué que les hormones ne faisaient pas tout et qu’il fallait apprendre à contrôler sa voix, à la garder dans les graves. Avant son traitement, il avait une petite voix très aiguë qui désarçonnait ses interlocuteurs. Certains lui disaient même « Monsieur Madame » ne sachant comment faire pour le saluer. Pour ma part, je suis attentive à appeler les jeunes par leur prénom, pour éviter de les blesser malgré moi.
À Paris, Gabriel vit seul. Il poursuit des études d’ostéopathie, qu’il finance en travaillant dans un fast-food. Il a deux sœurs, l’une plus âgée, l’autre plus jeune. Lorsqu’il a annoncé son projet de transition à ses proches, son père, catholique pratiquant, lui a dit qu’il était « possédé par le démon ».
«Mon père préférerait que je sois mort plutôt que je devienne un garçon. Pour lui, le mal ne peut que venir de l’extérieur, des autres. Quand j’ai quitté mon village de Lorraine pour étudier à Paris, mes parents étaient très inquiets que j’aie de mauvaises fréquentations, que je prenne de la drogue en soirée. Ils n’ont pas compris que je souffrais depuis longtemps. Mes parents se posent en protecteurs, pour m’empêcher de faire quelque chose de mal “que je regretterai plus tard”. Ils me considèrent encore comme un enfant. Pour eux, mon absence de pratique religieuse m’a sorti du droit chemin. Ma mère m’écoute sans approuver ma démarche. Un jour, ma sœur aînée m’a dit que je ne pouvais plus faire partie de la famille… » Gabriel soupire. Malgré tout, il passe toutes ses vacances dans le village de son enfance. Il s’y sent protégé, apaisé. Ses parents sont commerçants et Gabriel aide volontiers son père à réapprovisionner le magasin, à faire des travaux dans la boutique. Il porte des cartons, soulève des palettes, construit des étagères en bois. « Je pourrais me recycler dans la menuiserie, je sais tout faire dans une maison!»
Conquérir une place d’homme
L’été dernier, le jeune homme s’est battu avec son père. Ce dernier venait d’arracher la console de jeux des mains de sa petite sœur en la giflant, car elle avait passé l’après-midi à jouer. Hors de lui, Gabriel s’est mis à pousser son père qui a hurlé en l’insultant et en le frappant : « Je lui ai bloqué les bras et je ne l’ai pas laissé faire, je ne supporte pas qu’il s’en prenne comme ça à ma petite sœur alors qu’elle n’a rien fait.» La transition de Gabriel modifie les places dans la famille, c’est comme s’il devait se battre avec son père pour gagner une nouvelle place d’homme. Le jeune homme attend avec impatience sa nouvelle carte d’identité, avec son nouveau prénom, qui lui permettra d’enterrer à jamais « Agathe », son prénom de naissance. « Mon père m’appelle toujours Agathe, mais quand il n’est pas là, ma mère et mes sœurs m’appellent Gabriel.» Il cherchera un nouveau travail : « Pour la première fois, je pourrais me présenter comme Gabriel. À mon job actuel, tout le monde m’appelle Agathe et je déteste ça. Ce sera comme une renaissance sociale. »
S’interroger
De mon côté, cet accompagnement bous- cule mes repères. J’avoue qu’il m’a fallu du temps pour écrire « il » dans mes transmissions… In fine, Gabriel m’a tout appris sur la transition et le genre, son authenticité et sa simplicité m’ont permis de mieux comprendre son vécu. Gabriel et de nombreux jeunes de la consultation (2) me conduisent à m’interroger au quotidien sur la place du féminin et du masculin dans la société… et à rester à l’écoute.
Virginie DE MEULDER
Infirmière, Consultation jeunes adultes Nineteen, GHU Paris psychiatrie et neurosciences
1– Selon la dernière note de cadrage de Haute Autorité de santé (HAS) sur ce sujet (2022), « les parcours de transition se déclinent en transition sociale, administrative, et médi- cale. (…) Ils devraient reconnaître l’autodétermination des personnes, permettre un choix éclairé en améliorant l’accès à l’information, rendre possibles des parcours de transition médicale diversifiés dans leur contenu et leurs modalités, (…), dépsychiatriser l’entrée dans les parcours, tout en permettant un accompagnement en santé mentale si nécessaire. »
2– Lire par ex. du même auteur « Ne me dites pas Mon- sieur », Santé mentale, n° 261, octobre 2021.