L’alchimie des conflits

N° 266 - Mars 2022
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Dans toute organisation, seule l’action collective peut générer du conflit, mais c’est le prix à payer pour bénéficier de la puissance du groupe et de la liberté des individus.

Dans n’importe quelle organisation (familiale, professionnelle, sociétale), un conflit est une confrontation entre individus à propos de quelque chose : garde d’enfants, répartition de tâches professionnelles ou encore politique sociale. Il suppose des volontés à la fois conjointes et opposées. Or, le vivant a deux façons d’obtenir ce qu’il veut : par autonomie (c’est-à-dire par lui-même, comme le prédateur et sa proie) ou coopération (les fourmis et la fourmilière). Pas de conflit dans l’autonomie puisque chacun s’y suffit à lui-même, ni dans la coopération instinctive, chaque animal s’y encastrant comme un rouage parfaitement ajusté. C’est l’intelligence humaine qui, s’ajoutant à la précision de l’autonomie et à la puissance de la coopération, donne à l’organisation, en même temps que la liberté d’avancer, l’occasion de se diviser.

Les conflits concernent ainsi les deux dimensions de toute organisation : à l’extérieur, la direction de sa route, à l’intérieur, les conditions de sa coopération. Non résolus, ils peuvent produire une crispation généralisée qui, en mêlant rivalité débordante et ressentiment réprimé, ajoute une nappe supplémentaire de conflits.

Les règles dans l’organisation

• Tout d’abord, un conflit ne peut naître que dans une organisation où des individus libres concourent à un même objectif, dont il faut bien définir les moyens et les buts. Une sous-définition de la finalité et de la stratégie du collectif conduira tôt ou tard à des failles où s’engouffreront toutes sortes de malentendus, d’accusations, de décisions arbitraires. La première nécessité d’une organisation est donc la définition rigoureuse de son « objet social » (1).

Mais surtout : qui dit liberté de fixer les moyens et les fins dit possibilité d’erreur, de désaccords, de conflits. Or, comme la finalité est la raison d’être de l’organisation (le bien public pour une société, le profit pour une entreprise), ce sont plutôt les moyens qui tendent à être discutés. Quels sont les meilleurs pour soigner plus ou mieux ? Pour vendre plus, ou plus cher ? Obtenir le plein-emploi ? Il s’agit de trouver un accord sur l’efficacité et la légitimité des moyens. L’efficacité par identification des meilleures façons de faire par les plus compétents, la légitimité par un débat qui distribue la parole à chacune indépendamment de ses compétences. Une organisation doit donc, par ses personnalités (définition de l’objectif et de la stratégie) et ses structures (instances de débat et de décision), faciliter l’accord collectif.

Deuxième source de conflit, plus épineuse parce que plus personnelle et intime, celle des interactions entre individus. Si la division du travail fournit à l’organisation une sorte de « super-individu », lui procurant à la fois l’efficacité de la spécialisation des personnes et la puissance de leur coopération, elle accroît leur dépendance les uns par rapport aux autres, et les occasions d’injustices.

Il faut donc des règles strictes pour limiter défaillances, empiètements et abus. Qu’il s’agisse de la structure même de l’organisation, qui peut soumettre les individus à des tensions dommageables (conditions de travail, insécurité statutaire, injonctions contradictoires…), des rapports de force contreproductifs, ou des fautes comme le harcèlement moral, les travailleurs doivent être protégés, y compris contre eux-mêmes. On sait que « toute personne qui a du pouvoir est porté à en abuser, qui le dirait !, la vertu même a besoin de limites (1) ». Toute organisation doit donc se structurer autour de contre-pouvoirs, de contrôles réguliers, de capacités de recours. Indépendamment de sa finalité et de sa stratégie, elle doit, par sa forme même, maintenir un équilibre entre impératifs de rendement et de respect.

L’espace d’un jeu infini

Car lorsqu’ils ne sont pas résolus, les conflits débouchent souvent sur une dégradation des relations humaines, qui peut aller de la « mauvaise ambiance » à une culture d’entreprise toxique. C’est bien contre quoi les valeurs prônées par les chartes éthiques et autres responsabilité sociale des entreprises (RSE), comme la bienveillance, le partage, l’inclusion, tentent de nous protéger. Mais ces déclarations d’intention sont peu de chose face à des conflits qui, en s’enkystant, tournent en rivalités où l’on ne cherche plus la réussite du groupe mais sa victoire contre les autres. Où finit par s’imposer un jeu fini (avec des règles, un but et des joueurs déterminés, à somme nulle) au détriment du jeu infini qui fait grandir une organisation (avec des règles évolutives, dans lequel chacun peut rentrer, des objectifs variables, à somme positive). C’est ainsi que, parfois, des antagonismes inextinguibles finissent par éclipser le motif initial de conflits qu’une décision courageuse n’a pas voulu, pu ou su résoudre à temps.

Cependant, tout n’est pas perdu, même au pire d’un conflit. Car sa nocivité est l’envers d’une puissance de révélation. L’intrication des enjeux objectifs et personnels peut, en effet, aussi bien s’aggraver en exécrations que se sublimer en prises de conscience donnant à voir des choses inaperçues jusque-là, de nouvelles idées, de nouvelles motivations. Charge aux responsables de produire les conditions concrètes du dépassement. C’est à ce prix que le plomb des conflits pourra se changer en or d’une liberté collective retrouvée, et de valeurs auxquelles les souffrances de la crise auront donné chair.

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1– Code civil, art. 1883, 1835, 1844-7 2°, 1844-11 et 1849.
2– Montesquieu : De l’esprit des lois, GF, 1993, Livre ix, chap. IV.
3– Simon Sinek : Le jeu infini, Pearson, 2020.