Faut-il tolérer le délire, le traiter ? Qu’est-ce qui le distingue d’une croyance « acceptable » ? Vanawine Sylviery, médecin généraliste à l’hôpital psychiatrique, s’interroge sur le vaste champ fascinant des délires à thématiques mystiques et religieuses…
Nombreuses sont les thématiques du délire en psychiatrie. Persécution, complots, érotomanie, idées de grandeur, filiations… Nous rencontrons entre les murs de l’hôpital assez d’histoires pour écrire plusieurs livres de fantasy ou de science-fiction. Le champ des thématiques mystiques et religieuses est l’un des plus riches, et de ceux qui me fascinent malgré moi.
Le noyau doux de mon enfance…
Je n’ai jamais voulu grandir. C’est quelque chose qui est arrivé, fatalement. Je n’ai pas cherché à accélérer mon chemin vers l’indépendance. J’ai pris mon temps pour apprendre à marcher, j’ai passé mon permis très tard. Je préférais traîner, faire des détours qui me maintiendraient au plus près de ce noyau doux et sûr qu’était mon enfance, entourée de ma famille et de ces épais murs de pierre qui protégeaient le jardin. Mais le temps passe, les murs rapetissent, les enfants grandissent. Et lorsqu’un beau jour, ou plutôt un affreux dimanche soir, on se retrouve seul dans son studio vide, on a le sentiment que cette belle époque est passée bien trop vite et qu’on est à peine prêt pour la suite. C’est dans ces moments-là que j’aurais aimé croire en Dieu. N’importe lequel. Plusieurs dieux et déesses, même, qui pourraient se partager les tâches, écouter tout un chacun. J’aurais pu trouver le mien, le rencontrer, l’aimer. Il aurait pu me protéger, m’aimer, comme une mère ou un père qui serait toujours là, à mes côtés.
Je me souviens d’avoir essayé, quand j’étais encore toute gosse, cédant à l’influence d’une grand-mère convaincue. Je demandais à mes parents pourquoi, eux, n’y croyaient pas. Je ne comprenais pas. Quel intérêt en effet de ne pas croire ? De renoncer à tous ces bénéfices : le paradis, la présence, la sécurité, quand ça ne coûtait, en somme, rien ? Nous qui avions été éduqués à faire le bien pour faire le bien, Dieu n’était que la cerise.
« Grand-père est au Paradis… »
J’avais 7 ans. J’étais en CP. La journée s’achevait. Mes deux parents sont entrés dans la classe pour venir me chercher. Je n’avais jamais vu leurs visages ainsi, empreints de tristesse et de tendresse mêlées. Des mines si graves que pour moi qui n’avait jamais connu la mort, c’était déjà la rencontrer que de voir leurs yeux gris me regarder. Mon grand-père était mort. Ce héros, cet homme qui avait résisté, combattu les nazis, et Franco, sans jamais tuer personne. Qui avait gagné toutes les courses automobiles en son temps. Qui aimait les animaux, ses enfants et petits-enfants. Quelques jours après, nous étions sur le parvis de l’Église pour ses funérailles. Je pleurais, serrant tour à tour la main de mon père ou de ma mère. Ma grand-mère était là, faisant face. Et dans les bras de mon oncle, ma cousine souriait. « Pourquoi est-ce qu’elle sourit, maman ? » Ce fût ma grand-mère qui prit la liberté de répondre. « Elle sourit parce qu’elle sait que Grand-père est avec Dieu, au Paradis, maintenant. »
C’est précisément à cet instant que j’ai compris. Que j’ai réalisé que je ne croyais pas. Pas plus que mes parents, qui s’étaient bien gardés de relever. Mon grand-père était mort. Il était dans ce cercueil, et dans nos têtes. Mais lui-même, en tant que personne, n’existait plus nulle part.
A partir de ce jour, j’ai combiné mon imagination à toutes sortes de mythologies, et de littératures, pour me réinventer mon propre univers spirituel et mystique qui tiendrait lieu de religion. Une déesse qui incarnait la nature, des êtres fantastiques – licornes, elfes, esprits – qui me tiendraient compagnie. Tout ce que je devais faire, c’était trouver le portail qui me conduirait à eux, un jour. Et puis, j’ai grandi. La brume de l’enfance s’est dissipée, révélant l’abjecte réalité : rien de tout cela n’était possible.
Et si c’était vrai ? Et s’ils avaient raison ?
Aujourd’hui je porte en moi la nostalgie de ces idéaux, les vestiges de ces croyances. Et cela se manifeste dans cet intérêt que je porte au délire des gens. Dans ce désir secret que j’entends parfois murmurer en moi : ce qu’ils disent est vrai. Ils entendent vraiment les esprits chanter. Ils voient vraiment la magie opérer.
Monsieur Louis est sans domicile fixe. Il erre. Voilà plusieurs semaines qu’il est dans l’unité d’entrée Winnicot. Il souffre de schizophrénie avec une forte composante thymique. Un « schizoaffectif », comme on dit encore parfois. Son délire est très désorganisé, tout comme l’est son humeur. Très centré sur les religions, il caresse l’idéal d’une réconciliation entre elles toutes. Sur le sol de sa chambre, un tapis de prière musulman. Autour de son cou, une petite croix chrétienne.
« Je suis un séraphin », me dit un jour Monsieur Louis, que je vois pour des problèmes de peau. « Un séraphin mueslim… Mais un Mueslim Byzantin. C’est-à-dire que je suis aussi catholique, et bouddhiste. » Il m’explique ainsi son rôle, et je dois l’écouter pour patiemment revenir aux questions somatiques à force de détours. Le séraphin est celui qui arrache les âmes brûlées des enfers et les conduit au Paradis. Il est le seul à pouvoir en ouvrir la porte. Il s’agenouille et récite les incantations elfiques, ouvrant ainsi un cylindre de lumière ascendante qui aspire les âmes et les sauve du monde souterrain. Monsieur Louis me fixe de ses yeux d’un bleu perçant, encadrés de mèches blondes filasses. Il porte autour du cou une grosse pierre naturelle, une labradorite il me semble. Sa clef, qui concentre l’énergie nécessaire à l’ouverture du Paradis. Une pierre, que le prophète en personne lui aurait donnée, supposée protéger son porteur des émanations négatives d’autrui, très prisée par les soigneurs. Il a le regard fou, réellement, et je ne peux m’empêcher d’avoir de la sympathie pour cet homme qui, dans son délire, consacre tant de temps et d’énergie à essayer de sauver les autres, quand nous peinons, nous tous, à le sauver lui. Pour ce pauvre homme qui voue son idéal à la réconciliation des musulmans et des autres, lui qui n’a de lien avec cette religion à l’origine que le quartier dans lequel il a vécu. Il conclut en me disant qu’il a l’intention d’aller prêcher son histoire à tous les imams de France. Sachant qu’il serait inutile, voire néfaste, de nier son délire, j’en appelle simplement à sa prudence : « Tout le monde ne partage pas vos idées, Monsieur Louis. Et quand on parle de religions, les plus convaincus sont souvent les plus dangereux. » Et de me répondre : « Je ne risque rien, moi, je veux la paix. »
Et vous, docteur, vous croyez en Dieu ?
Monsieur Antoine, quant à lui vit dans l’unité de longue évolution depuis maintenant près de dix années. Il est, lui aussi, schizophrène. Mais plutôt sur le versant de la paraphrénie. Son délire est très organisé, très documenté. Il s’est passionné pour la question des âmes et le monde spirituel, sur lequel il a beaucoup lu. Et sur les sciences occultes qu’il pratique depuis sa chambre. Il m’accueille toujours ainsi : étendu sur son lit devant son jeu de tarot, au-dessus duquel son pendule oscille.
« La folie cohérente ça existe. Faut pas oublier ça », me dit Monsieur Antoine. Une idée obscure et qui pourtant me paraît bien lui correspondre. Certes « fou », il n’en est pas moins cohérent. « Il faut éviter les autres, ceux qui phagocytent, et ceux qui lobotomisent. » En l’écoutant, je comprends que ceux qui phagocytent, ce sont les autres patients, ceux qui dévorent votre énergie. Et ceux qui lobotomisent, ce sont les médecins, ceux qui prescrivent les traitements.
J’ai petit à petit gagné sa confiance, au moins en partie. D’abord, parce que je ne suis pas psychiatre, mais médecin généraliste. Et la petite étoile à cinq branches que j’ai autour du cou n’y est pas pour rien. Symbole de sorcellerie à mes yeux, mon pendentif a trouvé grâce aux siens comme symbole de magie et de protection.
– « Et vous, docteur, vous croyez en Dieu ?
– Non, Monsieur Antoine. J’aime beaucoup les mythologies polythéistes, mais je n’y crois plus depuis longtemps.
– Ce sont les esprits, ça. Les âmes des morts, et celles des gens qui se perdent et qui font des voyages spirituels sans le vouloir. Leurs esprits vont se cogner aux portes des nôtres, et les premiers hommes, lorsqu’ils les perçurent, pensèrent avoir rencontré les dieux. C’est pour cela qu’ils sont devenus polythéistes. Mais ce n’était pas des dieux. Seulement des esprits. »
Comment savoir où commence le délire et où s’arrête la réalité ?
Monsieur Antoine les entend, ces âmes qui errent. Il doit constamment lutter pour refermer ses murailles et ne pas laisser les voix l’envahir. Un matin, je l’ai vu traverser le couloir en direction du parc, furieux. « Laissez-moi tranquille ! » hurlait-il. « On me fait des propositions. On veut entrer dans ma tête. On veut me violer », m’a-t-il répondu, alors que j’essayais de comprendre ce qui le mettait en colère.
Le délire à thématique religieuse ou mystique est un sujet compliqué. Comment savoir où commence le délire et où s’arrête la réalité ? Et cette petite voix en nous qui souhaiterait parfois que tout soit vrai, ne faut-il pas quelquefois l’écouter pour entretenir l’empathie qui nous lie à ceux que nous soignons ?
Qu’est-ce qui rend le délire d’un homme moins légitime que celui de toute une communauté ? Enfin, et c’est l’énigme du délire en général, comment savoir s’il faut le tolérer ou le traiter ? Le délire, pour certains psychiatres, les Freudiens entre autres, a parfois une fonction de guérison. Une tentative de la pulsion de vie pour combler un vide, repousser la solitude, combattre la mort. Le délire, à l’inverse, peut incarner la mort.
J’ai connu ici une femme qui s’inventait une vie de famille, un mari, des enfants. Elle n’avait en réalité personne, alors à quoi bon la renvoyer à sa dure réalité ? A l’inverse, Madame Renée, longtemps violentée par un mari désormais mort et enterré, continue de le voir dans sa chambre, et celui-ci continue de la faire hurler.
Ce qui distingue la croyance du délire, c’est à mes yeux ce qui distingue le marginal du fou, l’excentrique de l’aliéné. Quelque chose de l’ordre de l’adaptation, de la capacité à fonctionner. Et ce qui distingue le délire qu’on respecte de celui qu’on veut annihiler, c’est la souffrance de celui qui délire.
Aussi Monsieur Antoine continue-t-il de lire l’avenir dans ses cartes, d’entrer en contact avec des esprits égarés. Et quand la peur le submerge et que les mots n’y peuvent plus rien, les médicaments prennent le relais. Quant à Monsieur Louis, que la vie a peu à peu mis à la rue, et que ses errances ont menés entre nos murs, qui sait s’il en sortira désormais ?
Vanawine Sylviery, Médecin généraliste