Estelle est infirmière à la maison de retraite « Les Coquelicots ». Point de rouge pourtant qui évoquerait la beauté et la vivacité de cette fleur des champs dans cet ouvrage du bédéiste Quentin Zuttion intitulé sobrement « La dame blanche ». Sa narration, toute en finesse, repose à l’inverse, sur une économie d’artifices qui nous parle… Sans oublier la poésie qui réveille notre imagination et l’emporte vers des territoires inexplorés.
Son trait léger et aérien se met au service d’un univers pourtant plombé par la maladie, la souffrance et la mort… Ses dessins suggèrent plus qu’ils ne montrent, sobres et pourtant très éloquents lorsqu’il s’agit d’évoquer le quotidien de ces personnes âgées, en institution, souvent seules, retranchées dans leur mémoire autant défaillante que riche d’éclairs d’un réalisme douloureux. Certains résidents s’inventent même des passés. L’une d’entre eux se présente comme ambassadrice de France à Prague alors qu’elle a été ouvrière toute sa vie… Et pourquoi ne pas rentrer dans son délire ? Un exercice plus facile alors pour Estelle, l’infirmière, que pour la famille qui refuse de lâcher prise…
« Ceux qui vieillissent sont-ils les plus tristes ? » Question en filigrane de l’album de Quentin Zuttion

Quentin Zuttion place le lecteur au plus près des corps vieillissants, des peaux que le soignant manipule, lave, masse ; des corps marqués par le temps qui s’offrent à nous sans artifice parce qu’il en est ainsi. Et que dire de ces mains représentées à maintes reprises, sorte de « fil rouge » de l’album : de celles du soignant qui « touchent » à celles de la personne âgée qui reçoit les soins, plus expressives encore quand lorsqu’elles se rejoignent dans la relation soignant/soigné.
Usant d’un monochrome bleuté pour déplier son propos, Quentin Zuttion semble avoir choisi un entre deux entre le noir et blanc qui évoquerait la finitude des personnages et la couleur qui leur donnerait encore quelques heures de bonheur… Le résultat restitue une poésie à fleur de peau qui tente de magnifier l’essentiel : les relations humaines qui perdurent, coûte que coûte, tant il faut donner de la vie à la fin de vie. De temps à autres, explique-t-il, « la couleur, en petites touches, vient endosser un rôle précis : insister sur les yeux pétillants de vie, les cigarettes rouges de la transgression, le jaune et le turquoise ramenant à l’enfance. »
« Les moments tristes et difficiles deviennent bruyants de couleurs : l’enterrement d’un résident ressemble à un champ de fleurs et semble dès lors plus joyeux qu’il n’y paraît ». Quentin Zuttion

Pour l’auteur, Estelle, son héroïne, est à la fois « étoile et lumière ». Elle incarne « un personnage particulièrement ambigu, passant de chambre en chambre en se glissant dans une nouvelle peau. » Infirmière, c’est une soignante qui encaisse jour après jour la violence des fins de vie souvent teintées de folie, les décès de résidents, ces personnes qu’elle a accompagnées avec proximité et humanisme sur de longues périodes. Paradoxalement, sa jeunesse et une certaine insouciance lui permettent sans doute de continuer à croire en la vie, à tous ces petits moments volés, et qu’elle vole aussi…, ces petits riens du soin entretenus avec force et qu’elle prend plaisir à dispenser en tissant des liens intimes avec ces personnes âgées.
Le quotidien d’Estelle : jongler entre les soins, les parties de cartes et les morts solitaires. Et une question qui la hante : comment faire face aux derniers sommeils et aux rêves inachevés ? Face à ces êtres au seuil de leur existence, c’est sur le fil de sa propre solitude, finitude, que l’infirmière vacille. Prise dans un tourbillon émotionnel, elle oscille, étrangement entre rêve et réalité, déraille et se projette… Un univers complexe de soignante, parfaitement illustré par Quentin Zuttion dans une réalité/fiction particulièrement maîtrisée. Laissons-nous emporter par cette dame blanche, chacun y prêtera les traits qu’il voudra et c’est bien ainsi qu’il faut voir cette histoire !
Face à ces êtres au seuil de leur existence, c’est sur le fil de sa propre solitude, finitude, que l’infirmière vacille…

Bernadette Fabregas Gonguet
• La dame blanche, Quentin Zuttion, BD, Le Lombard, 26 janvier 2022.