Mal installé sur un petit tabouret de bois, je pétris et malaxe avec force et hésitation un gros bloc de terre jaune. Autour de moi, les cinq enfants inscrits à l’atelier « terre » s’en donnent à cœur joie pour la plupart, dans un léger chahut que nous contenons difficilement. Le petit Erwan a 10 ans à peine et, contrairement à ses petits camarades, il reste en retrait. Presque mutique, prostré et tête baissée, il semble se cacher derrière son pain de terre qu’il n’a pas touché. Jusqu’à ce qu’il prenne la grande paire de ciseaux pointus et aiguisés, et qu’il ne menace de se couper les veines. Erwan est hémophile, et à cet instant précis, il affiche un large sourire.
Je ne suis pas à l’aise dans cet atelier thérapeutique que je connais mal. Habituellement je n’ai pas à l’animer, mais une des éducatrices référentes est absente. J’ai donc enfilé la vieille blouse trouée, tachée et incrustée de diverses matières, à force d’utilisations nombreuses aux ateliers « peinture », « terre » et « bricolage » du petit hôpital de jour. Pour l’occasion, j’accompagne Germaine, ma collègue, qui connait bien ce groupe qu’elle anime depuis de nombreuses années.
Tout à fait incapable, je me débats avec mon morceau de terre, duquel j’essaie de faire naître une belle sculpture équestre. En effet, je me suis rapidement pris au jeu, et mis à espérer découvrir en moi les talents cachés d’un Rodin méconnu.
Des ciseaux sur sa peau
Erwan, à mes côtés, est un enfant en grande souffrance. Sa grave maladie, l’hémophilie, rend son avenir sombre et très incertain. Des troubles associés articulaires et visuels contrarient fortement son quotidien, déjà marqué par de nombreuses hospitalisations en services spécialisés. Sa scolarité a été adaptée en conséquence, et sa vie familiale s’est réorganisée autour de lui. Le petit garçon est dans une grande détresse. Ses troubles du comportement en sont la manifestation.
Turbulent et instable, il a pour habitude de s’opposer jusqu’à la provocation à ses parents, ses instituteurs, ses professeurs, et nous ses soignants. Ses crises d’agitations peuvent aller très loin, jusqu’à des crises clastiques au cours desquelles, du fait de sa maladie, il peut se mettre en danger.
Erwan ne doit pas se blesser, il le sait, et semblait aimer nous faire peur. Plusieurs fois d’ailleurs, nous avons dû appeler le Samu pour qu’il soit examiné en urgence par des professionnels.
Alors que mon cheval de terre peine à se cabrer, le jeune patient joue avec les ciseaux sur sa peau.
Germaine est occupée à contenir deux adolescents chahuteurs qui ont entamé une bataille de terre. Discrètement, de mon côté, pour ne pas dramatiser la situation, j’essais de raisonner à voix basse mon petit voisin de table qui a visiblement décidé de compliquer ma séance créative. À coups de « Sois raisonnable Erwan… », « Détends toi, nous allons discuter tous les deux… » ou autres phrases ridicules comme « Arrête, tu vas te faire mal… », je ne parviens aucunement à être contenant ou rassurant. Au contraire je m’enlise dans une situation difficile qui, je le sais va se répandre au sein du groupe, ce qui ne manque pas d’arriver. En effet, non content de ne voir personne d’autre que moi se soucier de lui, Erwan se lève et entame une danse autour de la table, les ciseaux sur sa peau.
L’effet ne se fait pas fait attendre et les autres enfants répondent rapidement répondu présents devant les facéties et les provocations de leur ami. Certains lui demandent de façon adaptée d’arrêter ses « bêtises pour se rendre intéressant », quand d’autres le défient de passer à l’acte, dans un jeu du « t’es pas cap »… L’atelier se désorganise dans un non sens ahurissant.
Par ailleurs, curieusement, ma vieille collègue Germaine ne réagit pas, préférant travailler sa terre et discuter avec un autre petit patient, apparemment sourde au tumulte naissant dans la salle.Dans un ultime geste fou, Erwan monte sur la table, chante et danse. Germaine, imperturbable, ne bouge pas. J’essais de le convaincre de descendre, mais il ne m’écoute pas. Je suis impuissant, inutile, ridicule et surtout seul avec mon grossier cheval incapable de se lever.
Comment sortir de cette situation ?
Est-ce que je dois attraper le jeune Erwan qui ne doit pas peser bien lourd et le contraindre à lâcher ses ciseaux? Dois-je l’ignorer au risque de le voir se blesser? Dois-je clairement solliciter Germaine qui, concentrée sur sa propre production en terre, ne s’est peut-être pas rendue compte de l’agitation autour d’elle? C’est quand je menace Erwan d’intervenir physiquement pour le contenir s’il ne descend pas immédiatement de la table que je comprends que Germaine est bien là.
« Qui est capable de faire passer la bille dans le parcours sans la faire tomber ? Attention on n’a le droit qu’à une chance ! » lance t-elle soudainement à tous les enfants. Immédiatement, tous nos jeunes patients, se détournent du spectacle en cours et tour à tour s’essayent à l’épreuve proposée par Germaine. En fait, pendant la crise, elle a discrètement créé une petite montagne de terre, sur laquelle elle a creusé des petites rigoles avec de multiples virages serrés et elle propose aux enfants d’y pousser une petite bille sans la faire tomber.
D’abord récalcitrant, Erwan continue à jouer dangereusement avec ses ciseaux, mais plus aucun enfant ne semble s’intéresser à lui, et surtout, Germaine l’invite habilement à venir se joindre à eux. Au bout de quelques minutes, il lâche prise et me rend les ciseaux pour s’essayer lui aussi, au « Labyrinthe infernal » comme l’appellent les enfants.
Nous avons ensuite un peu écourté l’atelier qui s’est terminé dans la bonne humeur, laissant mon cheval à son triste sort, puis nous avons offert au groupe un goûter bien mérité.
Plus apaisé, nous avons pu discuter avec Erwan qui avait déjà classé cet épisode dans la boite « c’est bon c’est fini ! ».
Créer des diversions
Les séances des semaines suivantes se sont relativement bien passées, et chacun a construit son propre « Labyrinthe infernal ».
Encore une fois, la discrète Germaine m’a bluffé mais surtout grandement aidé. Elle m’a expliqué qu’Erwan est très malade et très triste, qu’il cherche l’attention mais aussi des moments de vie, qu’il lutte pour ne pas s’effondrer, et que nos mots ne suffisent parfois plus… Qu’elle a attendu avant d’agir, qu’elle a pris le temps…
« On ne peut pas toujours sortir des situations de crise facilement. Parfois, il faut donc créer des diversions ! » m’a-t-elle dit avec un clin d’œil…Je n’ose pas imaginer comment aurait évolué cette agitation si Germaine n’était pas intervenue.
C’était il y a longtemps, et je ne sais pas ce qu’est devenu Erwan, s’il va bien… Mais je me souviens de deux choses de ce jour là, Erwan a été le meilleur sur le « Labyrinthe infernal ». Et je ne suis pas Rodin.