Le parcours de soin en psychiatrie épinglé par la Cour des Comptes

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Dans un volumineux rapport intitulé " Les parcours dans l'organisation de la psychiatrie", la Cour des Comptes formule une demi-douzaine de recommandations pour répondre à deux principales nécessités : la bonne organisation des soins en santé mentale qui reste selon elle "un impératif essentiel mais encore négligé" et la gradation des soins nécessaire pour la mise en place de parcours efficaces. Elle préconise notamment de recentrer le secteur sur les soins complexes, de filtrer l'accès aux centres médico-psychologiques et d'étendre une expérimentation de l'Assurance maladie permettant d'accéder plus facilement aux psychologues. Extraits de la synthèse.

En l’absence d’une approche graduée, la mise en évidence de pertes d’efficacité « systémiques »

L’offre est cloisonnée, entre établissements sanitaires des divers types (public, ESPIC (1), privé à but lucratif) et/ou professionnels libéraux « en ville », mais aussi entre le secteur sanitaire et les établissements et services médico-sociaux (ESMS) ou encore avec les équipes relevant du secteur social (dont l’ampleur n’a pu être appréciée, compte tenu de sa grande diversité). L’organisation des soins est construite en « silos », éclatée entre divers modes de prises en charge, y compris le plus souvent au sein d’un même opérateur.
De plus, cette offre multiple est très différente suivant les territoires, certains étant beaucoup plus dotés que d’autres. En outre, elle n’est pas graduée par type de besoin : d’après les données exhaustives sur les activités de psychiatrie analysées pour 2018, les services spécialisés relevant des établissements comptent dans leur patientèle une part significative de troubles légers ou modérés. L’examen des diagnostics fait apparaître en effet qu’en 2018 au moins (2) un tiers des entretiens en centre médico-psychologique (CMP) est réalisé avec des patients qui relèveraient des soins de « première ligne », si le médecin généraliste pouvait proposer les soins d’un psychologue, et, en tant que de besoin, disposer de l’appui d’un psychiatre, libéral ou hospitalier sectorisé.

L’absence de gradation organisée des soins est ainsi source de pertes d’efficience, mais aussi de pertes d’efficacité dans le cas des troubles les plus sévères, comme en témoigne l’examen des données disponibles :
– une proportion élevée des réhospitalisations rapides, souvent sous contrainte ;
– la persistance d’un pourcentage important (presque un tiers en nombre de journées) de patients hospitalisés sur de longues durées (un an ou plus), faute d’une prise en charge graduée, adaptée à leur état et orientée vers une sortie durable ;
– l’absence de suivi proactif à domicile des patients les plus sévèrement atteints, le système étant débordé par le nombre de demandes, conséquence d’une demande trop large et pas assez ciblée.
Les observations faites et documentées par les familles des patients (3), mais aussi les remarques des associations de patients, confirment d’ailleurs ces constats.

Enfin, la part relative des entrées dans les soins en provenance des urgences est importante, alors qu’en psychiatrie elle devrait être faible : les signaux précurseurs d’une « crise » sont généralement progressifs et perçus par les familles et les patients ; un suivi régulier proactif permettrait de les repérer et d’agir avant la « crise ». Les centres de crise (centres d’accueil et de crises ou CAC et centres d’accueil permanent, CAP), quant à eux, qui devraient permettre d’éviter les hospitalisations longues et favoriser l’acceptation des soins par les patients souffrant des troubles les plus sévères, évitant des soins sous contrainte éventuellement grâce à une hospitalisation brève (72 heures), ne sont pas centrés sur cette patientèle et ne remplissent pas ou peu ce rôle.

Des leviers traditionnels peu mobilisés

Ces divers constats, qui correspondent à autant d’indicateurs susceptibles de relever d’un pilotage national et régional, ne font pas l’objet d’une attention suffisante et encore moins systématique. Pourtant, les administrations de tutelle disposent en apparence de leviers puissants pour structurer l’offre de soins en santé mentale et psychiatrie, comme pour les conditions techniques de fonctionnement, qui décrivent des obligations de contenu minimal des soins, sont inexistantes pour les établissements de psychiatrie publics et les établissements sanitaires privés d’intérêt collectif (ESPIC) participant au service public, et elles sont très limitées pour le secteur privé à but lucratif. Or l’expérience acquise dans d’autres secteurs du soin montre que ces outils juridiques pourraient, notamment, être utilisés pour rendre obligatoires des dispositifs de coordination pluridisciplinaire ou de suivi des patients à l’issue des périodes d’hospitalisation à temps complet ;
– la mission d’accueil en soins sans consentement est confiée à certains établissements, de statut public ou ESPIC dans la très grande majorité des cas, « désignés » sur une base historique, sans que soit présenté à cet effet un projet, destiné à réduire le recours à ce type de soins, en durée et en pourcentage des patients, en particulier par l’utilisation de la période d’observation de 72 heures (obligatoire avant une éventuelle hospitalisation sous contrainte) pour permettre une acceptation des soins. Or la contrainte dans les soins mine « l’alliance thérapeutique », reconnue comme précieuse dans le traitement. Instituer pour les établissements l’obligation de construire un projet, avant d’être désignés, et ce quel que soit leur statut, permettrait notamment de préciser les partenariats utiles à nouer avec les autres établissements ou avec les équipes de « première ligne » ;
– la mission de secteur, évoquée ci-avant, est également confiée à des établissements désignés à cet effet, mais sans qu’ils soient tenus de présenter au préalable un projet de déploiement territorial des soins : ainsi la responsabilité de construire la cohérence et la gradation dans les soins est accordée sans aucun engagement des établissements ni suivi de la part des agences régionales de santé (ARS).
Rendre obligatoire la définition d’un projet ad hoc permettrait de clarifier le rôle des divers intervenants, ce qui servirait à construire des partenariats indispensables entre les établissements désignés et d’autres établissements, ou même avec des équipes de soins primaires.

Des outils « empilés » sans cohérence suffisante

La prise de conscience de la nécessité de construire, pour les patients, des parcours mieux gradués et coordonnés, s’est traduite par la mise en place d’une « boîte à outils » diversifiée, avec plusieurs dispositifs institutionnels nouveaux, spécifiques à la psychiatrie, comme les projets territoriaux de santé mentale (PTSM, devant être mis en oeuvre par des contrats territoriaux de santé mentale, CTSM) ou les communautés psychiatriques de territoire (CPT), mais aussi avec la possibilité de mobiliser, dans le domaine des soins de santé mentale et de psychiatrie, des dispositifs applicables aux autres filières de soins, comme les groupements hospitaliers de territoire (GHT) ou les contrats locaux de santé (CLS). Définis par la loi du 26 janvier 2016 dite « de modernisation de notre système de santé », ces dispositifs ont été ajustés par une loi plus récente, du 24 juillet 2019.
Il est encore trop tôt pour établir un bilan complet de tous ces outils, qui souvent sont encore en cours de déploiement, notamment s’agissant des PTSM (la loi du 26 janvier 2016 avait prévu qu’ils soient établis et adoptés pour juillet 2020, ce délai ayant été reporté à décembre 2020 en raison de la crise sanitaire). D’ores et déjà, on note une dynamique incontestable, dans les territoires de santé, de concertation entre différents acteurs qui souvent se sont longtemps ignorés. Toutefois il est possible que cette dynamique s’essouffle, faute d’outils de suivi suffisamment précis :
– la coordination entre les acteurs est posée comme une priorité indiscutable, qui doit viser à mieux articuler les interventions respectives des différents niveaux (de première et de deuxième lignes, voire le recours à des moyens spécialisés de troisième ligne). Toutefois la responsabilité de cette coordination n’a pas été déterminée. La loi du 26 janvier 2016 l’a confiée aux secteurs, sans que soient identifiées des procédures précises à cet effet. Le lien n’a pas été fait, du moins explicitement, entre cette mission nouvelle et la répartition par les tutelles des éventuels moyens nouveaux ciblés ;
parmi les dispositifs nouveaux créés par la loi du 26 janvier 2016, les contrats locaux de santé (CLS), pour leur volet potentiel en santé mentale et psychiatrie, peuvent être des supports pertinents, de même que les contrats territoriaux de santé mentale (CTSM), qui doivent traduire en actions et en mesures concrètes les orientations des projets territoriaux de santé mentale (PTSM). Toutefois il conviendrait que soit assurée la capacité des équipes chargées de leur mise en oeuvre à porter un projet dans la durée. Il conviendrait également que soient développés et renforcés les outils méthodologiques aujourd’hui embryonnaires, destinés à piloter les progrès escomptés et que soient rendus obligatoires, notamment, les indicateurs relatifs à la pertinence des parcours en fonction des niveaux de sévérité, à partir des données existantes, largement accessibles, dont celles du programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) « psy ». Elles devraient être mobilisées à des fins de contractualisation régionale, dans le cadre des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) ou des futurs contrats territoriaux de santé mentale (CTSM) prévus par la loi du 26 janvier 2016.
Il conviendrait donc que les tutelles régionales en ARS soient mieux « armées » sur le plan juridique et méthodologique. Les réformes qui se profilent (relatives aux autorisations d’activités, notamment) constituent d’ailleurs des occasions pour renforcer les outils traditionnels (contreparties exigées pour l’octroi des autorisations et CPOM) et pour enrichir le contenu des documents en cours de définition (un élargissement des missions des communautés psychiatriques de territoire serait utile, de ce point de vue).

Des arbitrages nationaux indispensables pour construire une offre graduée

De telles mesures demeureraient insuffisantes, cependant, en l’absence de choix nationaux structurants, destinés à construire des parcours mieux gradués et coordonnés :
– les moyens spécialisés sont souvent « asphyxiés », faute d’être centrés sur les publics prioritaires. Il convient donc de « filtrer » l’accès aux CMP, grâce à une orientation ou à une consultation préalable de la part d’un professionnel de « première ligne » ;
– une deuxième mesure nécessaire consisterait à étendre une expérimentation engagée depuis deux ans dans quatre départements, autorisant la prise en charge par la Cnam de psychothérapies faites par des psychologues libéraux, sur prescription des médecins traitants. Au vu des nombreux éléments déjà disponibles (20 000 patients impliqués, 200 000 séances remboursées), il paraît possible de généraliser cette expérimentation.

Ces deux évolutions sont liées : c’est grâce à la mise en place de solutions thérapeutiques éprouvées et de coût modéré que l’on évitera de recourir de manière abusive et souvent inefficace à des soins spécialisés, plus coûteux. Les annonces ministérielles les plus récentes (8), même si elles restent à préciser, vont d’ailleurs dans leur sens.

Une troisième évolution nécessaire vise à réorganiser les activités des secteurs psychiatriques, en favorisant leur recentrage sur les patients souffrant des troubles les plus complexes et en encourageant la mobilité « proactive » des équipes. Elle nécessite l’ouverture élargie des horaires de CMP, en y acceptant les demandes de soins non programmées et les patients hors secteur. Elle implique la fusion des équipes d’intervenants dans toutes leurs composantes, aujourd’hui de plus en plus souvent organisées en « silos », et la possibilité pour tous de participer à la mise en place de visites à domicile, pour les patients qui ont besoin d’un tel type de suivi, afin d’éviter les rechutes et d’ainsi leur permettre un maintien à domicile supervisé ou autonome.
Selon les données déjà disponibles à l’étranger, qui doivent être confirmées par le recueil d’informations en cours pour la France, ces évolutions ne représentent pas de surcoût notable à court terme, des gains potentiels significatifs ayant été mis en évidence à moyen terme dans le cadre des politiques de gradation des soins déjà menées dans des pays voisins (en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas notamment) : une part significative des coûts est en effet indirecte, liée aux prestations en espèces, comme les indemnités journalières maladie ou invalidité.

Lorsque l’on prend en considération l’ensemble des coûts, en incluant les prestations en espèces, comme le fait la Cnam dans ses études périodiques par pathologies publiées dans le rapport Charges et produits, les dépenses en soins de santé mentale et de psychiatrie apparaissent comme le premier poste de dépenses, avec 25 Md€ par an environ. Si l’on ajoute en outre le coût des prestations servies dans les situations chronicisées (en particulier l’allocation aux adultes handicapés ou AAH), on mesure l’impact potentiel de mesures destinées à prévenir le risque de chronicisation et à organiser des parcours incluant une réhabilitation. Or, le déploiement de soins plus précoces et gradués présente l’intérêt de réduire les prescriptions d’arrêts de travail (ainsi que de psychotropes) et surtout les séjours hospitaliers évitables.

Au-delà des aspects financiers, les gains en efficacité attendus répondent à une exigence de qualité des soins et même de dignité des patients (9). La France a d’ailleurs fait l’objet de critiques récurrentes de la part de la rapporteure spéciale de l’ONU, qui considère que le virage vers des soins « inclusifs » y est trop lent au regard des engagements pris. De fait, alors que le taux d’hospitalisation et les durées moyennes en nombre de jours d’hospitalisation en psychiatrie avaient baissé rapidement de 1960 à 1990, ces paramètres ont augmenté à nouveau, traduisant une sorte de « panne » dans le mouvement de « désinstitutionalisation » et plus généralement un accueil et un suivi peu efficaces. Une politique cohérente de gradation et de coordination des soins constitue ainsi un levier indispensable pour renouer avec la politique de soins inclusifs, dessinée dès 1960. À défaut, les parcours des patients, qu’ils souffrent de troubles sévères, modérés ou légers, sont pénalisés, l’organisation du système de soins devenant illisible, et les ressources nécessaires souvent inaccessibles.

Récapitulatif des recommandations
1. Soumettre l’ensemble des établissements autorisés en psychiatrie à des conditions techniques de fonctionnement propres aux activités psychiatriques, comportant notamment la traçabilité du travail pluridisciplinaire et l’obligation de coordination interne et externe à l’établissement, afin de garantir la continuité des soins (ministère des solidarités et de la santé).
2. Enrichir le contenu des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens conclus avec l’ensemble des établissements autorisés d’un socle d’indicateurs relatifs aux parcours des patients ; y intégrer, pour les établissements désignés à cet effet, un volet relatif à la mission d’accueil des patients en soins sans leur consentement et à la mission de secteur (ministère des solidarités et de la santé, ARS).
3. Mettre à la disposition de toutes les équipes chargées de suivre les projets territoriaux de santé mentale (et les contrats qui s’en déduisent avec les ARS) un panel socle d’indicateurs relatifs aux parcours et les données correspondantes (ministère des solidarités et de la santé).
4. Généraliser dès que possible la prise en charge par l’assurance maladie des psychothérapies faites par des psychologues et prescrites par le médecin traitant (ministère des solidarités et de la santé, Cnam).
5. Prévoir que l’accès aux soins en centre médico-psychologique pour les adultes passe par le filtrage d’un service de « première ligne » et que le secteur (ou l’inter-secteur) contribue à la mission d’appui aux professionnels de « première ligne » (ministère des solidarités et de la santé).
6. Réaliser une enquête épidémiologique en population générale tous les dix ans (ministère des solidarités et de la santé).
7. Rendre obligatoire l’usage d’une échelle de sévérité des pathologies et la transmission des données anonymisées correspondantes, dans le cadre des données transmises à l’ATIH par les établissements (ministère des solidarités et de la santé).

1 – Établissements de santé privés d’intérêt collectif.

2 – On a considéré dans cette estimation l’ensemble des troubles dépressifs (un peu plus de 20 % des diagnostics) comme sévères, alors que l’examen plus détaillé par sous-code pourrait conduire à mettre en évidence parmi eux une part de troubles modérés.

3 –  L’Union nationale des famille et amis de malades (Unafam), qui concerne les patients souffrant des troubles les plus sévères, dont la schizophrénie et les troubles bipolaires, a relevé, dans une étude de 2016 portant sur 3 000 adhérents, des parcours fréquemment dysfonctionnels.

Les parcours dans l'organisation des soins de psychiatrie – février 2021, rapport publique thématique, Cour des Comptes