La fatigue a envahi le champ du travail et elle dit plusieurs choses sur notre société. Les soignants n’y échappent pas ! Au-delà de leviers collectifs, chacun peut se poser quelques questions pour se préserver…
Travail de nuit, rythme intensif, port de personnes ou de charges lourdes, tensions relationnelles, décisions difficiles : la fatigue, physique ou mentale, se fait sentir à chaque instant de la vie d’un soignant (1). Avec, au bout du compte, le risque d’erreurs médicales ou de décisions radicales – démission, changement de métier, voire « dopage » (2)… Avant d’en arriver là, comment repérer les signes de fatigue ? Surtout, comment identifier les causes et processus à l’œuvre, pour mieux y remédier ?
Repérer
La fatigue ne revêt pas qu’une dimension physiologique (3) : c’est d’abord un phénomène psychophysiologique, se jouant à l’interface du psychique et du somatique. C’est ensuite un phénomène psychosocial, dans la mesure où elle est la manifestation, à l’échelle de l’individu, de mécanismes à l’œuvre dans les groupes humains plus ou moins larges auxquels cet individu appartient (famille, travail, société…)
Au-delà des signes physiques (bâillements, paupières lourdes, besoin incoercible de bouger…), la fatigue se manifeste sur plusieurs plans :
– cognitif : elle affecte la perception, l’attention et la concentration, accroissant la distractibilité et le délai de réaction, mais aussi le raisonnement et la prise de décision, conduisant à privilégier les schémas de pensée simplistes ou rigides.
– comportemental et émotionnel : la fatigue altère la régulation des émotions, ce qui peut donner lieu à des réactions disproportionnées (irritabilité…) ou au contraire à une absence de réaction (apathie, résignation), occasionnant de possibles tensions relationnelles avec les collègues ou les patients. Elle touche également la motivation, avec la sensation d’être dépassé par les événements. Enfin, la fatigue peut s’exprimer par un sentiment de vide ou d’aridité intérieure, et par la difficulté à ressentir des émotions positives.
L’épuisement est souvent perceptible via la modification du « fonctionnement » habituel : changements de personnalité ou de comportements. Ainsi, commencer à consommer (ou augmenter une consommation) un certain nombre d’aliments ou de produits psychostimulants peut être l’indice d’une fatigue accrue (2).
Une fois cette prise de consciente effectuée, reste à identifier les causes qui pourront servir de leviers pour remédier à la situation.
S’interroger
La fatigue admet trois grandes familles de causes (3), sur lesquelles le soignant a une influence très variable.
– La première est d’ordre culturel. Plusieurs caractéristiques de notre époque sont si associées à l’épuisement qu’on a pu parler d’une « société de la fatigue » (4) : accélération constante des progrès et des rythmes sociaux, culte de l’urgence et de la performance, changements incessants… Prendre conscience de ces injonctions permet d’en limiter les effets, même s’il est sans doute illusoire de prétendre s’en affranchir totalement.
– La deuxième famille de facteurs favorisants est organisationnelle : intensité, horaires et rythmes du travail ; exigences émotionnelles du métier (devoir faire bonne figure…) ; manque d’autonomie ; piètre qualité des rapports humains (absence de reconnaissance ou de coopération dans l’équipe…) ; conflits de valeurs, insécurité socio-économique du travail (contrats à durée déterminée ou temps partiel non choisis…). C’est par le dialogue ouvert avec l’encadrement que ces sujets doivent être posés.
– La dernière famille de facteurs de fatigue est individuelle et par conséquent plus facile à ajuster. Quelques pistes peuvent aider à se préserver :
- Savoir si je suis un « lève-tôt » ou un « oiseau de nuit » permet de déterminer si mes horaires de travail viennent contrarier mon « chronotype », et si mes habitudes de sommeil sont en phase avec lui. Par ailleurs, mon sommeil est-il suffisant en quantité et en qualité ?
- Mon activité physique est-elle suffisante et adaptée ? Se dépenser physiquement permet d’améliorer la qualité du sommeil tout en évacuant le stress.
- Est-ce que je dispose d’un sas de décompression entre travail et domicile ? Lire, tricoter, remplir des grilles de mots croisés, rêver dans le métro ou le bus permet de changer de régime en douceur.
- Mon temps d’écran est-il « raisonnable » ?
Agir individuellement et collectivement
La fatigue n’est pas une fatalité : elle dépend partiellement de causes sur lesquelles le soignant a la possibilité d’agir dans sa sphère personnelle, ou par le dialogue au travail. Ce qui ne doit évidemment pas empêcher une réflexion organisationnelle et collective sur le sujet.
Philippe Zawieja, Jean-Christophe Villette*
*Psychosociologue du travail, directeur des partenariats stratégiques et de la recherche, **Psychologue du travail et des
organisations, directeur général ; Cabinet Ekilibre Conseil.
1– Selon le baromètre 2022 Posos, 96 % des soignants en France ressentent une fatigue intense au travail. Voir www.lifen.fr/ressources/blog/96-des-soignants-en-france-ressentent-une-fatigue-intense-au-travail-une-alarme-sur-leur-charge-mentale
2– Lire Addiction à la cocaïne, Santé mentale n° 301, octobre 2025.
3– Philippe Zawieja, La Fatigue, Paris, Que sais-je ?, 2025.
4– Byung-Chul Han, La Société de la fatigue, Belval : Circé, 2014.









