Compte-rendu du colloque organisé par l’Association pour le développement de la thérapie familiale psychanalytique (ADTFA) qui s’est tenu en juin dernier. Deux journées fécondes qui rappellent que l’inceste est multiforme et procède d’une « fabrique de liens innommables ». Il ne surgit pas dans un ciel familial serein.
« Tous les jours, près de chez vous, à Lyon, à Paris, à Barcelone, à Toronto, à Mexico ou à Dallas, un bon père de famille couche avec sa petite fille de 9 ans. Ou parfois elle lui fait juste une petite fellation. Ou c’est un oncle avec son neveu. Ou une grande sœur avec sa petite sœur. Le terme consacré pour désigner ces pratiques sexuelles imposées à un enfant de la famille est « inceste ». Ainsi débute l’ouvrage de l’anthropologue Dorothée Dussy « Le berceau des dominations », qui a pour sous-titre « Anthropologie de l’inceste » (1). Pour elle, il ne s’agit pas, de choquer ou mobiliser l’attention du lecteur mais de montrer qu’il existe un véritable fossé entre disserter de l’interdit de l’inceste, c’est-à-dire des règles qui préconisent avec qui une personne a le droit ou pas de se marier mais de s’ouvrir au vécu intime, familial, institutionnel et culturel de l’inceste. Répondre à la question qu’est-ce que l’inceste c’est aussi prendre en compte ce que vivent les personnes incestées.
Nos espaces cliniques sont souvent les témoins directs des dynamiques incestueuses, de leurs effets dans les liens familiaux mais aussi institutionnels. Ce sont des lieux de traitement de ce qui paraît impensable et souvent indicible. Chaque année, 160 000 enfants seraient victime de violences sexuelles en France, soit au moins deux enfants par classe. L’agresseur est le plus souvent un membre de la famille ou de l’entourage proche ; pour huit victimes de violences sexuelles sur dix, il s’agit d’un inceste (2). Si les conséquences de l’inceste sont étudiées, celles de l’incestualité sont moins connues et donc moins repérées. Il apparaît donc essentiel de définir le climat familial incestuel et de le différencier de l’inceste.
Le concept d’incestuel, théorisé et développé par le psychanalyste P.C. Racamier (3) désigne un climat psychique et interactionnel familial où règne une confusion des individus, générations, places et rôles et donc des registres relationnels. Ce climat qui porte l’empreinte de l’inceste se centre sur des agirs équivalents mais sans passage à l’acte « génitalisé ». Il devient un mode relationnel prépondérant qui interdit la différenciation individuelle et freine le développement de l’enfant. Celui-ci est investi par un parent (ou par les deux) comme un objet et non comme un individu à part entière. Les relations parents-enfants sont marquées par une séduction sexuelle permanente qui entraîne un fonctionnement familial en autarcie, une adaptation sociale de façade et une interdiction de penser et de savoir par soi-même.
L’Association pour le développement de la thérapie familiale psychanalytique (ADTFA) a consacré son colloque des 27 et 28 juin 2025 à cette problématique. Plus de 200 professionnels se sont ainsi retrouvés à Marseille, pour échanger, penser, mettre en commun sur le thème « Incestes et incestualités en clinique familiale et institutionnelle ». D. Dussy en était une des intervenantes.
-Nicole Taliana, thérapeute familiale et présidente de l’association, a introduit les journées en chantant a capela « L’aigle noir » de Barbara. Quoi de plus saisissant que la voix nue d’une femme, avec ses brisures et la force de son engagement, pour lancer le thème de ce colloque ? Chants, écrits, arts plastiques, films ont accompagné la réflexion collective tout au long des deux jours du colloque.
-Albert Ciccone, psychologue et psychanalyste a décortiqué ce qu’il nomme l’incestualité ordinaire qui pourrait être utile à la croissance ou dans les mesures défensives mises en place face à des contextes traumatiques. La séduction narcissique et l’incestualité permettent de les rapprocher de la notion de symbiose qui tout en étant nécessaire pour le développement, peut constituer une impasse dans l’évolution psychique. Lorsque Racamier (3) décrit la séduction narcissique en considérant le séduit comme « enclos, inclus dans l’objet séducteur », lorsqu’il précise que « le sujet est organiquement inclus dans l’objet qui est organiquement inclus dans le sujet », il dépeint bien une relation symbiotique. Il n’est pas question de fantasme de retour au sein du corps maternel, puisqu’il s’agit d’un « désir assouvi d’avance d’une façon qui n’est que trop vraie », d’un retour « agi » avant les origines, l’enfant narcissiquement séduit devant être comme s’il n’était pas né. Le désir ne peut se fantasmer, ni se représenter, ni se vivre. Racamier décrit une séduction narcissique – ou une symbiose – destructrice, « fermée », toxique. Lorsque l’attente parentale n’est pas symétrique, lorsqu’elle est excessive, inextinguible, lorsqu’elle écrase la part d’attente narcissique du bébé, alors la séduction débouche sur l’incestualité, ou sur une symbiose toxique, hostile au développement. Ciccone lui oppose la symbiose de survie, de sauvegarde du lien telles qu’elles peuvent être observées dans certains contextes traumatiques (anomalie, handicap, psychopathologie grave et précoce du bébé).
Nous retrouvons cette double lecture pour les liens tyranniques. L’enfant tyrannique résiste à la séduction narcissique, par exemple lorsqu’il est handicapé. La tyrannie s’explique par la rencontre avec un environnement effondré, blessé, et par la nécessité de le provoquer pour vérifier qu’il résiste, ou pour le réanimer. Elle s’explique aussi par l’échec parental à exercer une autorité structurante, sécurisante, du fait de la culpabilité d’avoir « abîmé » l’enfant. Mais la tyrannie est aussi une modalité de résistance à l’incestualité des liens symbiotiques secondaires et à l’emprise sur le corps de l’enfant qu’on peut souvent observer, notamment dans les exigences rééducatives, fonctionnelles. Et celle-ci peut conduire l’enfant dès le plus jeune âge à résister activement, à lutter ouvertement et de façon tyrannique pour une appropriation de son propre corps, puis plus tard à revendiquer le handicap de façon provocante.
-Cristelle Lebon, psychologue et thérapeute familiale psychanalytique, vice-présidente de l’ADTFA nous entretient ensuite des liens incestuels, des agirs incestueux, des souffrances familiales et de leurs résonnances institutionnelles. Elle s’appuie sur le roman de Gabriel Garcia Marquez « Cent ans de solitude » (4), une saga peuplée d’incestes et d’évènements fantastiques, pour illustrer que ce qui détruit aujourd’hui fut à l’origine une protection. L’inceste comme l’incestuel est répétition, tentative de récit. Les familles déclinent chacune à leur façon la célèbre et paradoxale phrase : « Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel » (5). L’incestuel, énonce cette clinicienne, s’entoure de vide, à tous les niveaux familiaux, jusqu’au sein des équipes soignantes. Il ne suffit pas d’écouter les personnes et les familles, il faut aussi soigner l’institution qui les accueille. Nous ne voyons que ce que nous avons appris à voir. Comment symboliser un traumatisme qui ne peut être identifié ou nommé ? L’art propose quelques modèles thérapeutiques (La démarche de Niki de Saint-Phalle est en ce sens exemplaire).
–Jean-Luc Viaux, psychologue, expert près la cour d’Appel de Rouen, auteur de l’ouvrage « Les incestes. Clinique d’un crime contre l’humanisation » (6) montre que l’inceste n’est pas seulement un crime sexuel. Il détruit les liens familiaux sur plusieurs générations. Il constitue un crime généalogique qui attaque la filiation en créant des liens innommables. Il ne se limite pas aux seuls symptômes cliniques (caractérisés par différents types de dissociations), c’est aussi un meurtre psychique par destruction des repères. Il vise à produire du semblable avec du même. D’où ces efforts violents des enfants victimes, les plus résilients, pour détacher l’agresseur du père (« il n’avait pas à faire ça, mais c’est mon père »), pour garder possible un lien nommable avec lui : ce n’est pas le mot qui fait défaut pour caractériser ce qui reste du lien attaqué, c’est l’image. Le « blanc » de représentation contamine tous ceux qui interrogent l’inceste : comment décrire, avec quoi, ce qui ne devrait pas être et qui est ; ce qui ne devrait pas être inscrit et qui pourtant va définitivement faire cicatrice dans une lignée. Ce n’est que la loi civile, et non la loi pénale, qui peut empêcher la construction de tribus incestueuses. Il serait temps en effet que le Code civil évolue dans sa conception des seuls interdits de « mariage » pour tenir compte de tous les montages familiaux autorisés, expliciter ce qu’est une famille et signifier in concreto qui peut produire légalement des enfants avec qui.
-Éric Calamote, psychologue clinicien et chercheur associé au CRPPC de Lyon 2, auteur de l’ouvrage « L’expérience traumatique. Clinique des violences sexuelles » (7) développe des « Considérations sur l’inceste et l’espace. Psyché et dispositifs thérapeutiques ». L’expérience désastreuse empêche le souvenir et laisse le sujet, atomisé par la catastrophe, dans l’incapacité de situer cette expérience, de la placer dans la psyché, de statuer sur elle. Est-elle à lui ou aux autres ? Vient-elle du dedans ou du dehors ? Appartient-elle au passé ou concerne-t-elle uniquement l’actuel ? Est-elle à exhiber ou à cacher ? Dans l’obligation de trancher sur l’événement pour éviter de devenir fou, le sujet use alors de défenses radicales engageant très souvent avec force la négativité. Il enfouit ce qui lui a permis de survivre. Le contact lui-même devient incestueux, chez le patient comme chez le soignant (jusqu’à vivre une expérience phobique). Calamote pose le principe de progressivité qui suppose de reconstituer l’histoire fragments par fragments. Proposer voire matérialiser une aire transitionnelle au sein de laquelle le patient puisse s’abriter. Dans cet esprit, il invite les thérapeutes à ne jamais refuser, par principe, un objet « cadeau ». Et surtout, il promeut une double écoute. La présence de deux psychologues dans le dispositif offre une étendue d’objets, d’appuis et de partages possibles. Cette psychodramatisation de la position du double est de plus en plus souvent utilisée dans le traitement des pathologies où les possibilités de subjectivation sont gravement atteintes.
–Le colloque s’est achevé par une table ronde qui associait l’écrivaine Neige Sinno et la journaliste Charlotte Pudlowski en lien avec l’exposition autour de l’œuvre de Nicki de Saint-Phalle à l’hôtel de Caumont à Aix-en-Provence. Charlotte Pudlowski propose une série, à cheval entre documentaire intime et essai politique, intitulée « Ou peut-être une nuit » (en référence à la chanson de Barbara), qui s’intéresse au silence autour de l’inceste et aux dégâts provoqués. La série lui a été inspirée par le silence de sa mère, victime d’attouchements de la part de son père à partir de l’âge de dix ans. Elle occupe ainsi la perspective décrite par Neige Sinno dans son ouvrage multirécompensé « Triste Tigre » qui relate le traumatisme qu’elle a subi et ses façons d’y réagir. « […] la bonne perspective pour aborder ces récits n’est pas frontale mais de biais. Si c’est un proche qui raconte l’histoire qui l’a affecté mais dont il n’a pas été la première victime, ça permet de parler du phénomène de société sans entrer dans le pathos insupportable de la souffrance directe. » (8) Elle reprend l’analyse de Dorothée Dussy dans le Monde de septembre 2021. Le podcast de Charlotte Pudlowski a permis de parler de l’inceste, de la mécanique du silence, du fait que ça anime et organise la famille, et pas seulement la paire incesteur-incesté. « Dans les textes à la première personne, on ne sort pas de cette paire, on fait face à un duo auquel on ne peut pas, à moins d’être incesteur ou incesté soi-même, s’identifier. En revanche, il est tout à fait possible de s’identifier à la sœur ou au frère ou à l’enfant d’une victime ». Il faut lire « Triste tigre », ne serait-ce que par le dialogue qu’il établit de fait avec les soignants, les incestés, les incesteurs, les juristes, le tout un chacun. Ses chapitres résonnent avec les propos, les études, les réflexions, les théories comme un miroir inversé qui réfléchit ce qu’il y a de caché ou de trop vite ou mal, ou simplement autrement dit. « J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. » (8)
Deux jours de réflexions et d’échanges extrêmement riches, ponctués de rencontres, de découvertes en tous genres rythmés par des travaux en atelier et la projection du film « Une famille » (2023) réalisé par Christine Angot.
Dominique Friard
Copyrigth photo / Ayako David-Kawauchi
Notes :
- Rapport public de 2023 | CIIVISE – Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants https://share.google/fQEEtn2zsMWCplgIM
- Dussy D., Le berceau des dominations. Anthropologie d l’inceste., Pocket, Paris, 2021.
- Racamier P.C, L’inceste et l’incestuel, Coll. Psychismes, Dunod, Paris, 2021.
- Garcia Marquez G., Cent ans de solitude,
- Caillot J-P, Decherf G., Psychanalyse du couple et de la famille, Ed. A.Psy.G., Paris, 1989.
- Viaux J-L, Les incestes. Clinique d’un crime contre l’humanisation, Coll. Enfances, parentalités et institutions, érès, 2022.
- Calamote E., L’expérience traumatique. Clinique des violences sexuelles, Dunod, Paris, 2014.
- Sinno N., Triste tigre, P.O.L, Folio, Paris, 2023.









