avril 2025

Etat d’Urgences : « un livre militant à consommer sans modération »

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Médecin urgentiste à l’hôpital de Laval, ancienne cheffe de service durant la crise covid, Caroline Brémaud décrit dans cet ouvrage le quotidien d’un service d’urgences en crise, et au-delà, un hôpital public au bord de l’effondrement. Elle raconte l’humanité qui surnage dans cet univers en tension permanente, où le manque de moyens contraint les soignants à faire des choix cornéliens… Une lecture de Geneviève Hénault, psychiatre.

Disons-le d’emblée, Caroline Brémaud est une femme admirable. Celles et ceux qui ont assisté à sa construction en tant que médecin militant, sujet politique et objet médiatique ne sont certainement pas étonné·es de la voir revenir armée d’un livre.

Avec Etat d’urgences, elle a la ferme intention de nous faire entendre ce que l’on s’applique soigneusement à banaliser d’un côté (politique), et à minimiser de l’autre (citoyen). Comme si à « nous », ça ne risquait pas d’arriver. D’arriver, cet accident vasculaire cérébral pour lequel on sera laissé·e en attente à domicile pendant que le camion du SMUR est priorisé vers un·e autre patient·e. De nous arriver, le retard d’accès aux soins, la perte de chance et – au mieux – les séquelles évitables. La dimension du tri traverse l’ouvrage et met le lecteur face à sa valeur en tant que patient·e. Face à l’insoutenable paramètre « chance » ; si je fais un infarctus du myocarde à 63 ans, il me faut espérer qu’il n’y ait pas un bébé qui convulse dans le périmètre d’intervention du seul camion disponible. La chance encore ; quand mon frère ou mon cousin fera sa prochaine crise d’asthme sévère : les urgence seront-elles ouvertes cette nuit-là ? Ou, faute de médecins faudra-t-il se rendre dans un autre établissement dont les urgences sont ouvertes, loin, très loin lorsque chaque minute compte pour la vie ? Car c’est cela la médecine du tri, devenue nécessaire depuis que les ressources ne sont plus suffisantes pour toutes et tous. Oui c’est bien cela : nous ne serons pas toutes et tous soigné·es. Nous ne serons pas toutes et tous sauvé·es.

De la chance, il est certain qu’ils et elles en ont eu, les patient·es qui ont croisé Caro, stétho rose au cou et licorne à la main. C’est « Caro » dans son bouquin comme dans toutes les dimensions de sa vie. Caro, c’est une petite fille qui voulait devenir vétérinaire mais qui, par chance encore décrétons-nous fermement ici, a été recalée et s’est dirigée vers la médecine de l’humain. Alors de l’humain, elle nous en perfuse à chaque page. Et à fortes posologies ! A commencer par l’histoire dramatique qui vient faire une profonde entaille dans sa vie personnelle. Elle nous la confie avec la délicatesse toute simple qui accompagne l’ensemble de son travail de mise en écriture. Elle la dépose en chacun·e de nous pour y inscrire un peu du tragique de l’existence humaine, comme un préalable nécessaire, une prise d’élan en somme, avant de nous entraîner avec elle à la rencontre d’autres tragédies, d’autres vies suspendues, parfois sauvées, mais aussi d’autres vies perdues, parfois brutalement, soudainement, laissant les vivant·es hébété·es, sur le carreau. Cette histoire surgit aussi comme trigger warning (« facteur de stress traumatique »). Attention, nous dit-elle, les accidents du corps ne sont pas sans ébranler la santé psychique. Il en est question à chaque tourné de page, en filigrane, entre les lignes, ou massivement, pleine page, plein drame, plein trauma. L’urgence, c’est aussi l’atteinte volontaire au corps, et si le thème est tabou, l’autrice n’en protégera pas ses lecteur·ices. Car aux urgences ou en SMUR, on traite du suicide en première ligne. Tous les jours. On y assiste, aux premières loges, aux conséquences de la défaillance de la psychiatrie publique.

Les petites victoires du quotidien…

Le récit est un voyage non linéaire construit d’aller-retours produisant un mouvement permanent et foisonnant que l’on pressent être celui qui nourrit Caroline Bremaud chaque jour. Urgences-SMUR-régulation. Soigner-sauver-échouer. Mère-médecin-amie. Et puis : cheffe de service-gréviste-militante. Un chemin ramifié qui a chaque carrefour amène plus près encore de cette évidence : pour Caro, continuer à travailler à l’hôpital public malgré son effondrement, c’est se battre. Lutter passera par la prise de parole, là où toutes et tous ont appris à taire la vérité. A s’exposer médiatiquement et incarner passionnément la figure de la lutte pour l’hôpital public. A prendre le risque de la sanction, qui ne se fait pas attendre : c’est la destitution de sa chefferie de service. Le prix à payer pour avoir désiré de tout son être et de toutes ses forces défendre son hôpital.

Caroline Brémaud mène son combat un peu plus loin avec l’écriture de ce livre, sans nul doute porté par l’énergie du collectif qui l’a soutenue, mais aussi par ces petites victoires du quotidien qu’elle nous offre comme des contes merveilleux. Caro, l’urgentiste qui parlait trop et que l’on a tenté de museler, n’en a pas fini de se faire entendre. C’est tout ce qu’on lui souhaite. C’est tout ce que l’on se souhaite, à nous toutes et tous, citoyen·nes, soignant·es et soigné·es, parents, militant·es, élu·es. Que nous soyons toujours plus nombreuses et nombreux à lutter pour notre hôpital public.

Geneviève Hénault, Psychiatre

Etat d’urgences, Le quotidien d’une médecin en lutte pour l’hôpital public, Seuil, col. Documents, 2025.