Karen, 22 ans, entre timidement dans le bureau infirmier, en s’excusant de son retard. C’est une jeune femme souriante, mais on décèle dans son regard un fond de tristesse. Après deux années d’études de management, effectuées en Angleterre, elle vit chez sa mère et cherche du travail. Elle se sent vide, sans émotion ni énergie, alors que « tout va bien », dit-elle.
« Je voulais juste m’endormir »
Malgré son « assurance » ou son sourire affiché, je comprends rapidement que Karen est aux prises avec une histoire complexe. Elle se sent terriblement coupable depuis la mort de son père, survenu l’an dernier, et décrit un mal-être croissant depuis. Si elle est revenue en France, c’est pour soutenir sa mère, car son projet à elle serait plutôt de s’installer et travailler en Angleterre.
Le père de Karen est mort d’un cancer et elle n’a pas pu être très présente pour l’accompagner. Venue pour l’enterrement, elle a dû ensuite retourner rapidement à Londres pour passer des épreuves orales. Elle a deux sœurs plus âgées, qui habitent dans le sud de la France. Celles-ci se sont alors relayées auprès de leur mère, puis elles ont repris le cours de leur vie, en reprochant à Karen son absence auprès des siens.
De son côté, Karen évoque d’importantes consommations d’alcool dès son retour à Londres. Elle avait besoin de boire « pour oublier, s’étourdir », arrêter ses pensées qui tournaient en boucle dans sa tête et qui lui disaient qu’elle était « nulle, incapable d’étudier, d’être forte et de soutenir sa famille. » Elle sortait tous les soirs avec des amis et rentrait ivre. Puis elle s’est mise à boire seule chez elle. Elle a perdu 10 kg en quelques mois, ne dormait plus, ne mangeait plus, et a été conduite plusieurs fois aux urgences pour des malaises. « Je voulais juste m’endormir, ne plus jamais me réveiller, rejoindre mon père… ».
Malgré ses difficultés, Karen est parvenue à terminer son année scolaire et a obtenu son diplôme.
Je la questionne sur son enfance. Karen décrit une mère épuisée, ayant toujours beaucoup travaillé pour que ses filles puissent faire de bonnes études. Elle évoque un père autoritaire, dont elle avait peur. Adolescente timide, élève « médiocre », elle détestait le lycée et son père pouvait se montrer très dur. C’est à cet âge qu’elle a commencé à fumer du cannabis : « Ça m’aidait à aller en cours et à avoir moins peur des profs, des autres et des mauvaises notes. » Karen me raconte tout cela en souriant, comme si cela n’avait pas beaucoup d’importance.
Elle relève qu’elle va mieux depuis quelques mois, même si elle a toujours des insomnies et des cauchemars. Après l’épisode londonien, elle ne boit plus qu’occasionnellement, et a totalement arrêté le cannabis depuis trois mois. Elle fait à nouveau deux repas par jour et a repris du poids. Mais elle se sent toujours triste et éprouve moins de plaisir qu’avant à voir des amis ou à faire des activités qu’elle aimait, comme jouer de la musique.
Depuis son retour, Karen a du mal à communiquer avec sa mère. Elle aimerait pouvoir lui confier sa culpabilité et lui raconter son « besoin d’air » après la mort de son père. Elle n’a jamais osé lui parler de son mal-être car elle pense que sa mère a déjà suffisamment à porter avec son propre chagrin de veuve.
« La mauvaise fille »
Je pense que Karen a souffert d’un épisode dépressif après la mort de son père, dont elle s’est en partie remise seule, même si elle présente encore des symptômes (insomnie, émoussement affectif et perte de plaisir). Pour l’aider, je tente de remettre les choses en perspective.
Je lui dis qu’elle a affronté une perte immense, alors qu’elle était très jeune et seule et qu’elle gagnerait à se faire accompagner pour mettre des mots sur sa souffrance. J’évoque son deuil à elle, la dimension traumatique d’un tel événement de vie. Elle souffle : « Oui, j’ai besoin de me poser, de penser à moi. Je ne veux plus me forcer à aller bien pour les autres. » Peut-être que travailler sur ses émotions et son histoire avec son père lui permettrait d’en dire davantage à sa mère et de retisser le lien entre elles, abîmé par l’éloignement géographique, la maladie du père qui prenait toute la place, et les reproches des sœurs qui ont fait d’elle « la mauvaise fille ».
Je lui donne les coordonnées de plusieurs associations qui proposent des prises en charge psychothérapeutiques gratuites, tout en la félicitant d’avoir arrêté seule l’alcool et le cannabis. En attendant qu’elle trouve un professionnel avec qui elle se sente bien, je lui propose de nous retrouver pour des entretiens infirmiers.
Virginie De Meulder
Infirmière, Consultation jeunes adultes NineTeen, GHU Paris psychiatrie et neurosciences