Le double exil de la maladie 

N° 289 - Juin 2024
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La maladie peut être considérée comme une expropriation de soi, hors de ce qui constitue habituellement les limites du corps, mais aussi hors du domicile, où résident notre identité et notre capacité à faire face au monde.

La maladie est une expropriation intime. Le corps se fait pesant, difforme, pointu. Nous sommes en territoire hostile. Or la lutte contre cette expropriation conduit souvent à une entrée à l’hôpital. Le corps est « tiré » dans la maladie, qui l’emporte hors de chez lui, et la dégradation physiologique entraîne un déplacement médical. 

Mais on ne consent à cette deuxième sortie de soi que pour être guéri, en accédant aux équipements et aux compétences médicales, uniquement disponibles à l’hôpital. On veut rentrer chez soi, aussitôt soigné, et même parfois avant de l’être.

Maître chez soi

C’est que le domicile n’est pas un lieu seulement de confort mais d’affirmation de soi. Comme les habits qui couvrent autant qu’ils révèlent, le domicile sépare autant qu’il rassemble. C’est là où on est soi-même, et à partir de quoi on fait face aux autres. Domicile vient d’ailleurs de domus en latin, qui donne aussi dominus, « le maître ». On est maître chez soi. C’est d’ailleurs de chez eux que les privilégiés ont longtemps convoqué les médecins, du temps où l’hôpital ressemblait davantage à un hospice ou un mouroir. C’était avant tout un lieu religieux d’accueil et de charité, parfois aussi d’exclusion où l’on trouvait « vagabond, mendiants, libertins, malades vénériens, épileptiques, alchimistes, blasphémateurs, suicidaires, fils ingrats, pères dissipateurs »… (1) Ce n’est qu’au début du xxe siècle que, sous la double influence de la technoscience et des mécanismes d’assistance publique, l’hôpital devient une structure de soin avec des équipements sophistiqués, des services coordonnés et des personnels spécialisés. C’est alors que la maladie trouve son antidote spacialisé : « l’atlas anatomique est un ordre du corps solide et visible [qui] n’est cependant qu’une manière pour la médecine de spacialiser la maladie (2) », spatialisation corporelle de la maladie qui s’imbrique naturellement dans le réseau des services hospitaliers.

Trop de médecine ?

Mais par une sorte de retour de balancier, alors que l’hôpital est plus efficace que jamais, il est pris d’assaut. Un manque de communication adaptée, mais surtout d’offre médicale alternative conduit une grande partie de la population vers des établissements débordés. Jusqu’à 70 % de visites aux Urgences auraient dû être adressées à la médecine de ville, à quoi il faut rajouter 10 % de « bobologie » (3). L’enjeu aujourd’hui est moins de mieux traiter les patients que de mieux les distribuer, notamment vers des lieux de soin intermédiaires (maisons de santé, pharmacies…), et aussi vers leur domicile dans le cadre de la médecine ambulatoire ou de l’hospitalisation à domicile.

Plus encore, une certaine tendance « panmédicaliste » attend trop d’une médecine idéalisée, alors qu’on pourrait se réapproprier notre santé par un comportement salutaire. C’est la critique que fait Ivan Illitch d’une médecine qui, au-delà d’un certain seuil de développement, devient contre-productive. De même que trop de voitures immobilise (par les embouteillages) ou trop d’école abrutit (par conformisme), trop de médecine rend malade, parce qu’elle nous détourne de prendre soin de nous-mêmes (4). Au vu de la part réduite des budgets publics dévolus à la prévention, il proposait ainsi malicieusement de renommer le ministère de la Santé « ministère de la Maladie » (4). Là aussi, le domicile est le lieu de la force, non pas retrouvée, mais préservée.

Bâtir un nouveau chez-soi

Si, concernant la maladie mentale, le suivi ambulatoire et certains ­médicaments permettent aux patients de vivre chez eux, dans certains cas, l’hôpital paraît s’imposer, pour traiter les états aigus et notamment quand les individus deviennent dangereux pour eux-mêmes et les autres. C’est aussi quand le « chez-soi » devient toxique et entretient la maladie. Les addictions peuvent par exemple être décrites comme « des maladies-mondes » (5), qui émergent d’un certain rapport au monde dont on n’arrive plus à s’extraire. Ainsi l’hospitalisation sous contrainte peut être nécessaire lors d’une désintoxication ou les fameux « contrats de poids » dans certains cas d’anorexie. C’est alors moins un déplacement qu’un « décentrement ». Il s’agit de bâtir un nouveau chez-soi.

Revenir à soi ?

Si la maladie peut nous déloger doublement, par la dégradation de notre mode de vie et le déplacement de notre lieu de vie, notre retour d’exil dépendra largement, non seulement des pouvoirs de la médecine, qui sont aujourd’hui remarquables, mais de la capacité à l’administrer hors des murs de l’hôpital, ce qui implique un travail peut-être individuellement moins glorieux, mais parfois globalement plus efficace.

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Foucault, M. : Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Pléiade, 2015, p. 100. 
2– Foucault, M. : Naissance de la clinique, Une archéologie du regard médical, Quadrige, PUF, 2000, introduction.
3– « Pourquoi le nombre de patients aux urgences augmente d’année en année », Le Monde, 14/06/2019.
4– Illitch, I : La nemesis médicale, L’expropriation de la santé, Essais, Points, 2021.
5– Von Der Weid G., Le besoin à vide, Métaphysique de l’addiction, à paraître.