Pour une personne malade, se rétablir signifie généralement retrouver sa vie d’avant. La guérison serait une sorte de machine à remonter le temps qui nous ferait revenir, après une chute dans la maladie, à notre état initial. C’est du moins ainsi qu’on se représente la santé quand on va bien : une norme indépassable qui doit être rétablie. Il s’agit d’une norme imaginaire, pour l’essentiel, puisqu’elle ne s’oppose pas, en réalité, à la pathologie, mais l’inclut : il est normal d’être malade, nous dit Canguilhem (1). Le rétablissement n’est donc pas un retour en arrière, mais une remontée vers la route de la santé, plus droite et plus stable que les bas-côtés inconfortables de la maladie. Seulement l’ascension du rétablissement n’est pas toujours possible. Ce sont alors aux structures de soin de « descendre » au niveau des patients. Ce qui ouvre la question de l’après rétablissement, ou de son échec.
La guérison, un processus de vie
Le rétablissement, c’est donc le retour d’un être vivant à son état « courant ». Ce retour est naturel puisque la vie est normative, et qu’elle s’efforce en permanence d’« établir » ou de « rétablir » un équilibre. La maladie n’abolit pas cette normativité, elle la trouble. L’existence y est dégradée, mais non dénaturée. Ainsi, c’est toujours la vie qui guérit, et non la médecine qui la remettrait d’aplomb comme un bibelot renversé. Aussi performante soit-elle, il faut donc se garder de la diviniser dans une sorte de « pan-médicalisme » qui en ferait l’alpha et l’oméga de notre existence tout entière (2). On risquerait aussi de la rendre contre-productive, rendant une triste justice au double sens du mot pharmakon, à la fois remède et poison.
La technoscience médicale alimente pourtant cette illusion, en nous promettant encore d’améliorer notre état normal, au-delà de guérisons qui ressemblent déjà à des miracles bibliques mais qui sont déjà bien réelles – rendre la marche aux paralytiques par des implants ou la vue aux aveugles par des cornées artificielles… Le transhumanisme veut ainsi augmenter les capacités de notre corps pour réaliser un « humain augmenté » dont il apparaîtrait rétrospectivement comme une norme inférieure, pour ainsi dire malade. La même illusion qui surestime les pouvoirs de la médecine projette dans la santé une perfection aux antipodes d’une « vulnérabilité » pourtant seule à même de guérir (3).
Accepter ses limites, découvrir ses perspectives
De fait, les gens continuent d’être malades, âgés, handicapés, diminués de mille manières. Le problème est alors moins le retour à la normale que l’évitement et la prise en charge du régime dégradé, qui renvoient aux politiques publiques. Au-delà des individus, le rétablissement dépend de leur environnement qui doit s’adapter à eux : quand ils sont en bonne santé pour les empêcher de tomber (prévention), et quand ils sont malades, vieux ou handicapés pour les relever (traitement médical) ou leur aider à s’ajuster au dénivelé (soins).
Face aux pathologies chroniques, les soins visent alors à stabiliser des personnes « diminuées ». En psychiatrie, il s’agit d’aider le patient à trouver un nouvel équilibre afin que, en acceptant « ce qu’il ne peut [plus] être ou faire, il découvre ce qu’il peut être et faire » (4). De même qu’un diabète ou un handicap n’interdisent pas une vie « normale », pour autant qu’on y intègre leurs contraintes.
De la souffrance à l’ennui
Dès lors, que nous apprend le rétablissement, ou son échec ? Au-delà de l’humilité proverbiale que la souffrance nous impose, il nous apporte la joie du bien-être retrouvé. Mais c’est une joie temporaire. On s’habitue au « silence des organes » (5), plus vite encore qu’à la maladie, qui n’est d’ailleurs pas toujours aussi inconfortable qu’on veut bien le dire : en témoignent les poitrinaires de La Montagne magique (6) ou les pauvres du Voyage au bout de la nuit (7), dont l’échec des traitements n’est pas nécessairement un mal.
Par une ingratitude vitale fort compréhensible, on oublie vite ces souffrances qui nous faisaient convoiter l’ennuyeuse normalité comme le plus précieux trésor (qu’on pense à une simple rage de dents !). On finit toujours par trouver « normal » le miracle continu de la vie, et de la santé. Sauf quand l’excès d’une souffrance exorbitante est venu inoculer au rétablissement même le poison du traumatisme. Il faut alors travailler sur la santé même.
Aussi le rétablissement s’efface-t-il de lui-même dans la norme retrouvée, non pas conforme à la norme sociale, mais acceptable pour l’individu. L’ennui peut alors devenir une joie, pour autant qu’on fasse l’effort de se rappeler, par une sorte d’exercice spirituel, que « la vie est un pendule qui oscille de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui » (8).
Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie
1– Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, 2005.
2– Comte-Sponville, A. : « Face à la crise du coronavirus, gare au pan-médicalisme », Challenges, 28/03/20.
3– Von Der Weid, G. : Le transhumanisme, à côté du bonheur, Libération, 30/10/17.
4– Durand, B., « Le rétablissement », Raison présente, 2019-1, n° 209, p. 19-31.
5– Formule du chirurgien R. Leriche (1936) : « La santé, c’est la vie dans le silence des organes ».
6– « La pitié que l’homme bien portant témoignait au malade est très exagérée, (…) il s’imagine que le malade est un homme bien portant qui doit supporter les tortures d’un malade – ce qui est une profonde méprise (…) ainsi toute cette racaille de poitrinaires avec leur bêtise et leur débauche, avec leur manque d’empressement à récupérer la santé. » Mann, T, : La Montagne magique, Livre de Poche, 1991, 513-514.
7– « J’avais peu à peu perdu la mauvaise habitude de leur promettre la santé à mes malades. Ça ne pouvait pas leur faire très plaisir, la perspective d’être bien portants. Ce n’est après tout qu’un pis-aller d’être bien portant. Ça sert à travailler le bien-portant. » Céline, L. F., Voyage au bout de la nuit, Folio, 1994, p. 334.
8– Schopenhauer, A. : Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau, PUF, 1966, p. 394.