Le 14 juin prochain Hélène Salette, infirmière et Directrice générale du Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone (Sidiief) est invitée, en tant que grande oratrice, au 3e colloque IPA « Intégration des données probantes dans la prise de décision clinique : de la recherche à la réalité » organisé par le GHU paris psychiatrie et neurosciences. Entretien sur les enjeux de l’implantation des IPA en France.
Compte tenu de votre expérience et de votre position privilégiée d’observatrice de l’évolution des soins infirmiers francophones en quoi l’implantation des IPA en France constitue-t-elle une plus-value pour la prise en soin ?
Rappelons que c’est avant tout la population qui bénéficie de l’implantation des infirmières en pratique avancée et de leur expertise.Partout dans le monde, les systèmes de santé doivent relever de nombreux défis dont celui d’une offre suffisante et pertinente de soins de santé. D’une part, les prestations des infirmières de pratique avancée ont prouvé leur efficacité et d’autre part, leur implantation augmente l’accessibilité aux soins, la sécurité et la satisfaction des patients, prévient les ruptures dans le parcours de soin et réduit les coûts (réduction de la durée d’hospitalisation et de réadmission) [1].
En santé mentale notamment, leur rôle est prépondérant pour répondre aux besoins croissants de la population. En effet, les problèmes de santé mentale dans le monde, déjà très préoccupants, se sont aggravés lors de la pandémie de Covid puis par la suite. On estime ainsi que la prévalence mondiale de la dépression et de l’anxiété a augmenté de 25 à 27 % [2]. Les IPA en santé mentale ont donc un rôle crucial à jouer au sein des équipes multidisciplinaires. Elles peuvent mettre en œuvre des initiatives de promotion et de prévention, faciliter l’accessibilité aux soins et favoriser une prise en charge thérapeutique orientée vers le rétablissement et la réinsertion. Par ailleurs, le développement de la pratique avancée représente un levier d’attractivité significatif pour des infirmières qui ont ainsi l’opportunité de développer leur carrière sur le plan clinique. Aujourd’hui, les compétences et l’expertise de ces infirmières qualifiées sont de plus en plus reconnues et valorisées dans les systèmes de santé.
Si, en France, la formation des IPA a lieu à l’université, les infirmières ne disposent pas pour autant de filière en Sciences infirmières. Pourquoi cette filière est-elle essentielle dans la reconnaissance et la structuration de la profession infirmière ?
Il est important de développer la discipline infirmière pour apporter un regard particulier et expert sur une problématique de soins, et donc contribuer à l’avancée des connaissances, au développement de savoirs spécifiques porteurs de retombées pour la santé des populations. Le but de la formation universitaire est de développer la pensée critique : regard critique sur les pratiques, consciences des sources du savoir sur lesquels sont fondées les pratiques, formulation de question pour faciliter l’expérience de santé des patients…
- Le premier cycle universitaire (licence) permet de développer une pensée critique et une identité scientifique, professionnelle et sociale de l’infirmière. Il s’agit du niveau requis pour intégrer les résultats de recherche dans la pratique. Ce premier cycle permet donc de développer une base infirmière solide, capable de répondre aux besoins de santé de la population. C’est le socle sur lequel s’appuie la discipline.
- Le deuxième cycle universitaire (master), prépare des cliniciennes, des infirmières en pratique avancée, des enseignantes et des gestionnaires à exercer leur pratique dans une perspective disciplinaire et à la promouvoir dans les milieux de soins. Ce niveau de formation permet d’affiner l’expertise et de former des agents de changement.
- Le troisième cycle universitaire (doctorat) forme des chercheuses qui contribuent à l’avancement des connaissances et au développement de la discipline. Il s’agit de promouvoir une façon systématique et rigoureuse de penser, de chercher à comprendre l’expérience et le vécu des patients et d’ajuster les soins. La recherche en sciences infirmières est essentielle pour l’évaluation et le renouvellement de la pratique ainsi que le développement d’un corpus de connaissances qui structure la discipline.
Alors que 90 % des soins sont dispensés par les infirmières dans tous les systèmes de santé, il est primordial de soutenir le développement d’une discipline forte et compétente, qui contribue au développement de modèles de soins adaptés aux besoins des patients !
« Une discipline est un domaine d’investigation et de pratique ayant une perspective unique ou une façon distincte d’examiner des phénomènes » Pepin, J. et al (2017) La pensée infirmière
En France, la clinique infirmière repose davantage sur l’expérience, la tradition, l’intuition… que sur l’utilisation de données probantes (evidence base nursing-EMB). En quoi l’EMB permet-elle d’améliorer la qualité des soins tout en respectant la singularité de chaque patient ?
Je suis étonnée que l’on se pose encore cette question en 2024 ! Nous n’avons probablement pas complètement réussi à développer la culture scientifique dans les soins infirmiers. Rappelons que notre expertise professionnelle et notre crédibilité clinique reposent sur notre capacité à renouveler nos pratiques, en se basant sur l’utilisation et l’intégration de données probantes. Reste que la valorisation de la recherche commence, avant tout, par une reconnaissance individuelle et collective de sa portée.
La pratique fondée sur les données probantes vise à maximiser l’efficacité et la pertinence des interventions de soins. Elle permet de prendre des décisions cliniques éclairées par les meilleures pratiques et la recherche, de les intégrer dans les soins et de les adapter à chaque patient. L’intérêt pour cette démarche semble bien présent chez les infirmières. Le défi est peut-être davantage du côté des organisations qui doivent leur donner les moyens (y compris en termes de temps), d’accéder aux données probantes pour qu’elles puissent les intégrer à leur pratique et aussi collaborer aux projets de recherche. Rappelons que les milieux qui ont développé une culture d’excellence des soins et qui valorisent la contribution infirmière sont source d’attractivité et de fidélisation. L’introduction des IPA peut donc être une stratégie gagnante pour faciliter ce transfert de connaissances dans la pratique.
Quels sont actuellement les grands dossiers du Sidiief ?
Les enjeux prioritaires du Sidiief se situent entre autres au niveau de la formation infirmière, de qualité des soins et de la sécurité des patients et du développement de la pratique avancée. Alertés sur la réduction des exigences de la formation (en lien avec la pénurie d’infirmières dans plusieurs pays) nous avons pris position dans un document intitulé Réduire les exigences de formation infirmière : une solution dommageable pour la qualité et la sécurité.
En matière de qualité et sécurité, le Sidiief organisera en novembre prochain un symposium en ligne sur la pertinence des soins. Dans le contexte actuel de pénurie, nous sommes effectivement appelés à faire des choix et à prioriser les interventions à valeur ajoutée. Il est donc important que ces décisions soient basées sur les recommandations.
Par ailleurs, dans le cadre de sa dernière planification stratégique le Sidiief a retenu deux autres thèmes prioritaires : la santé mentale, en raison de son incidence mondiale et de la contribution essentielle de la profession pour améliorer l’accès aux soins, et celui de la transformation numérique et de l’intégration de l’intelligence artificielle dans les soins. Notre réseau mondial infirmier, notamment au travers de nos comités d’experts et de nos congrès, réfléchit à ces différents enjeux et apporte des recommandations éclairées. Ces thématiques seront abordées lors du 9e congrès mondial à Lausanne [Suisse] du 2 au 5 juin 2025. L’Appel à communication est en cours et nous espérons de nombreux projets de communication en santé mentale. Je vous encourage donc à venir partager vos expériences et échanger avec les collègues infirmiers de toute la francophonie !
[1] Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone. (2011). La formation universitaire des infirmières et infirmiers : une réponse aux défis des systèmes de santé. Montréal ; SIDIIEF
[2] https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/356117/9789240051928-fre.pdf?sequence=1