L’isolement : l’impossibilité d’une île

N° 286 - Mars 2024
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Au carrefour de la biologie, de la sociologie et de la psychologie, l’isolement interroge sur la bonne distance à trouver face au monde, à l’ordre social et à autrui.

 Quand Pascal affirme que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre (1) », il condamne davantage nos désirs que nos besoins. Il ne s’agit pas pour lui de priver le corps, mais de corriger l’esprit, qui se détourne de l’essentiel. Réprouvant sa recherche incessante de divertissement (divertissement au sens propre : ce qui nous fait sortir du chemin, celui de Dieu et de la vérité), Pascal veut nous séparer les uns des autres pour nous réunifier avec nous-mêmes. Plus qu’un but, l’isolement est un moyen de nous recentrer.

Isolement contre-nature

Or les liens à la nature et à autrui forment le fond entremêlé de notre être, à la manière du vivant qui circule entre les individus, les espèces, le milieu. Nous isoler reviendrait à nous amputer des ressources qui nous nourrissent et des relations qui nous élèvent.

Aussi, l’isolement semble-t-il d’abord contre-nature. Quand il frappe quelqu’un, c’est une faillite, qu’il s’agisse de l’échec involontaire de la bouderie, de l’asocialité, de l’exclusion, ou de l’échec volontaire du piquet, de la prison, de la chambre capitonnée. On éloigne les petits diables, on enferme les grands criminels et on protège les malades mentaux. Pour sauver la société qui nous permet d’être ensemble, on isole les atomes instables, potentiellement radioactifs, de même que le corps rejette le non-moi, par des mesures éducatives, judiciaires, psychiatriques.

Mais l’isolement peut aussi viser n’importe qui, par la contagion de l’épidémie ou l’abus de la dictature, dans lesquelles Foucault identifie d’ailleurs des mécanismes semblables (2). Il oppose la lèpre qui conduit les villes à exclure les malades, à la peste où chacun est assigné chez soi avec des instances de contrôle omniprésentes. « Le lépreux est pris dans une pratique du rejet, de l’exil-clôture ; (…) les pestiférés sont pris dans un quadrillage tactique méticuleux (…). Le grand renfermement d’une part ; le bon dressement de l’autre. La lèpre et son partage ; la peste et ses découpages. L’une est marquée ; l’autre, analysée et répartie. (…) Deux manières d’exercer le pouvoir sur les hommes, de contrôler leurs rapports, de dénouer leurs dangereux mélanges (3) ». L’isolement peut ainsi prendre la forme externe de l’exclusion individuelle ou interne de la claustration commune. On a ainsi pu s’interroger sur le bien-fondé des récentes mesures de confinement contre un coronavirus dont la létalité, de 3,4 %, était très loin des 30 à 60 % de la peste (4). Quoi qu’il en soit, loin d’être synonyme de solitude, l’isolement peut prendre la forme d’une promiscuité discontinue.

Isolement ou individualisme ?

Nos États libéraux tentent d’adoucir l’isolement, en limitant l’emprisonnement des délinquants, en tentant d’inclure les personnes en situation de handicap, en luttant contre les discriminations, l’isolement social de la vieillesse, de la pauvreté, du chômage. En revanche, ceci est sans effet sur un « individualisme radical » fondé sur la quête de performance, de services ajustés, d’un ordre social si parfait… qu’on ne se rencontre plus. Où les extrêmes de l’utopie et de la dystopie se touchent, comme dans Matrix qui met en scène la domination d’une intelligence artificielle. Elle tient les humains captifs dans des cellules plasmatiques par lesquelles elle ponctionne leur énergie vitale et leur envoie, en échange, le rêve d’un monde parfait. Le monde réel, lui, n’abrite plus que quelques humains résistants, éminemment vulnérables, pour qui au contraire la solidarité, le courage, la sensibilité sont vitales (5).

Nous conservons cependant la liberté de nous isoler, mais rarement pour nous séparer. Qu’est-ce que la bouderie, sinon l’appel d’une rétractation douloureuse ? La retraite dans un ashram à Pondichéry, si ce n’est le summum d’une socialité qui veut revoir ses priorités ? Le monastère sinon la recherche du mysticisme ? L’isolement n’est à nouveau qu’un moyen, celui d’une relation, voire d’une fusion avec un matériau plus profond, plus solide, qui pulvérise les paillettes distractives, les faux profils, l’hypocrisie systématique.

La question est alors : comment ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ? Comment ne pas perdre les vraies gens et les expériences authentiques en arrachant le rideau des masques et des usages sociaux ? C’est la question épineuse que pose Molière dans son Misanthrope (6) qui, pour fuir les défauts sociaux qui corrompent parfois les relations, délaisse « le genre humain » dans son entier.

Le lien au monde

L’isolement est donc au carrefour de la biologie, de la sociologie et de la psychologie. Il nous interroge sur la bonne distance à trouver face au monde, à l’ordre social et à autrui. Quand Durkheim remarque que le suicide est statistiquement d’autant moins probable qu’un individu entretient plus de liens sociaux (7), il fait de la mort volontaire la dernière étape d’une disparition progressive de toutes les personnes qui constituent un individu.

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Pascal, B. : Pensées, Folio classique, 2004, fragment 168.
2– Foucault, M. : La naissance de la biopolitique, EHESS, Gallimard, Seuil, 2004.
3– Foucault, M. : Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 200.
4– Sardon, J.-P. : De la longue histoire des épidémies au covid-19, Les analyses de population et avenir, 2020/8, n° 26, p. 1-18.
5– Matrix, film des sœurs Wachowski, 1999.
6– Molière, Le misanthrope, Folio classique, 2013.
7– Durkheim, E. : Le suicide, Quadrige, PUF, 2013.