A quoi cela sert-il d’être lacanien en institution ? Quelle est la spécificité de cette orientation auprès de patients suivis en psychiatrie, et plus spécifiquement avec des enfants ?
C’est en qualité de psychologue clinicienne que j’interviens dans un hôpital de jour d’un secteur de psychiatrie infanto-juvénile qui accueille des enfants de 4 à 12 ans avec des troubles psychiques : psychose infantile, troubles du comportement, troubles du spectre autistique… Bien entendu, il n’est pas question ici de conduire des entretiens formalisés avec ces jeunes patients incapables de supporter de rester en tête à tête avec moi dans une pièce. Encore moins de les allonger sur un divan ! Pourtant, cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à leur dire : « Ils n’arrivent pas à entendre ce que vous avez à leur dire en tant que vous vous en occupez. […] Mais enfin, il y a sûrement quelque chose à leur dire (1) » qui n’a pas la forme d’une interprétation classique. En quoi la psychanalyse, et plus spécifiquement celle d’orientation lacanienne, peut-elle nous orienter ?
Quel que soit le diagnostic de l’enfant, la difficulté du lien à l’autre est centrale. Car l’Autre de l’enfant, celui auquel il a affaire, dans sa tête, dans son corps, est un Autre tyrannique, qui le persécute par un trop de présence – par exemple dont la voix l’envahit – ou qui le laisse tomber comme un déchet.
Comment « être là » ?
Il s’agit alors, pour le psychanalyste de ne pas occuper la position que Jacques Lacan nomme le grand Autre, mais celle d’une place vide. Pour l’enfant psychotique, le désir de l’Autre se manifeste plutôt comme une volonté de jouir de lui et de le commander. En tant qu’adulte et qui plus est, soignant, on peut vite être tenté de désirer quelque chose pour ces enfants en grande difficulté, et de le faire à leur place, de savoir pour eux. Par exemple, on peut vouloir que l’enfant nous raconte ce qu’il vit, qu’il nous dise ce qu’il a dans la tête, et notre qualité de « psychologue » nous y invite. On peut aussi vouloir qu’il formule sa demande, ou participe à tel ou tel atelier qui nous semble indiqué pour lui. On se place alors en position de vouloir qu’il nous dise, qu’il nous parle, qu’il participe… et ce faisant, on occupe la place d’un Autre qui veut pour lui, devenant un Autre qui le commande et dont il est à la merci.
Alors comment faire ? Quelle position adopter ? Comme le dit Laurent Dupont sur le blog des 53e Journées de l’École de la Cause freudienne qui ont pour thème « Interpréter, scander, ponctuer, couper », on peut prendre appui sur un dit de Jacques Alain Miller : « ‟L’analyste ne pense pas.” Dans son acte, il s’efface, il efface sa pensée, il retient sa volonté de penser. Reste sa présence, il doit être là. (3) » Comment alors être là, tout en effaçant sa pensée, telle est la position paradoxale du psychanalyste. Une manière d’occuper cette place est de se laisser enseigner par l’enfant, de devenir son secrétaire ou son assistant, de se laisser manœuvrer par lui, pour qu’il nous fasse confiance et nous laisse entrer dans son monde. Cela consiste aussi à accepter de se décompléter, de se laisser « barrer » par l’enfant sans chercher à le confronter, même si cela peut donner l’impression qu’il nous manipule ou nous mène par le bout du nez.
Est-ce que cela implique alors de ne rien faire, d’être tout à fait passif ? D’une certaine façon, en suivant la temporalité de l’enfant, jusqu’à ce qu’il nous indique ou nous invite à quelque chose. L’idée est de toujours partir des énoncés de l’enfant, d’être au plus près de ce qu’il dit, sans chercher à interpréter. Cela relève d’une position éthique, celle de considérer que le savoir est du côté de l’enfant, et non du soignant. Pas de protocole de soins, ni de mode d’emploi. Pour cela, il est nécessaire de mettre de côté tout son imaginaire de soignant, de vouloir le bien de l’enfant. C’est un travail de chaque jour, pour chacun d’entre nous, quelle que soit sa fonction dans l’institution, psychologue, éducateur, infirmier, ou même pédopsychiatre.
Les enfants que nous recevons témoignent souvent d’hallucinations et/ou d’idées délirantes. Avec Freud, nous savons que ces phénomènes douloureux et problématiques sont aussi un moyen que le sujet met en place pour se défendre contre un réel insupportable. L’enjeu est alors de respecter cette défense, tout en introduisant avec délicatesse des petits écarts, des petites propositions pour inviter l’enfant à se rendre davantage responsable de ce dont il souffre, en l’accompagnant pour qu’il puisse trouver ses propres solutions. Ainsi, quand un enfant arrive à témoigner de ces phénomènes, c’est déjà une manière de s’en séparer a minima, de céder un peu de cette jouissance – c’est-à-dire cette douleur – en la partageant à un autre et de chercher des solutions moins coûteuses. S’il nous indique combien le regard le persécute, on peut l’aider à trouver une manière de s’en protéger, en lui proposant, par exemple, de sortir se réfugier dans une petite cabane quand un trop de regard l’envahit. On peut également éviter de s’adresser directement à lui, mais faire circuler un objet entre lui et nous, pour alléger ce trop de regard. Cela pourra aussi être le moment de proposer un traitement médicamenteux qui l’apaisera. D’ailleurs, ce sont souvent les enfants qui demandent eux-mêmes un traitement, quand ils sont prêts à en recevoir un. Mais c’est aussi repérer et soutenir les inventions singulières que l’enfant a déjà commencé à mettre en place, car il ne nous a pas attendu pour chercher à se soigner. C’est aussi repérer et soutenir les inventions singulières que l’enfant a déjà commencé à mettre en place, car il ne nous a pas attendus pour chercher à se soigner, par exemple en s’intéressant au centre d’intérêt électif que l’enfant a choisi : les dinosaures, la guerre, les pokemons, les mangas… qui se présentent comme une obsession que l’on pourrait être tenté de limiter. Partir de cet intérêt singulier en acceptant de se laisser enseigner par l’enfant aide à élargir et construire progressivement un monde dans lequel il trouve sa place.
Construire à plusieurs
Enfin, la position du psychanalyste lacanien est aussi celle qu’il occupe vis-à-vis des autres soignants. C’est-à-dire identifier ses propres impasses, et inviter les autres à le faire également. Lors de la réunion d’équipe (hebdomadaires dans notre institution), nous recueillons les énoncés de l’enfant que chaque soignant a pu accueillir, sans les interpréter, en restant au plus près de ce que l’enfant a dit. Nous cherchons ainsi à dégager à plusieurs la logique de ce qui est en jeu pour l’enfant, en s’orientant aussi de ce qui fait impasse, pour chacun. Le point de butée d’un soignant à l’égard d’un enfant renvoie bien souvent à la logique singulière du symptôme de l’enfant et nous éclaire sur une position à construire à plusieurs.
Hélène de La Bouillerie
Psychologue
Psychanalyste membre de l’École de la Cause freudienne
(1) Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n° 95, avril 2017, p. 17.
(2) Les prochaines journées de l’ECF auront lieu les 18 et 19 novembre 2023. Voir l’événement dans notre agenda et sur www.journees.causefreudienne.org
(3) Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 30 mars 2011, inédit