Dis-moi quelle est ta frustration…

N° 281 - Octobre 2023
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C’est par la gestion de la frustration que l’être humain grandit. Cette frustration a deux destins contraires : elle peut s’apaiser en déception, mais aussi être un moteur pour « changer le monde »…

La frustration, c’est un coin de réel perturbant le cours du prévu, l’interstice émotif entre ce que nous voulons et ce que nous obtenons, l’amphétamine secrétée par une intelligence qui, voyant ses plans déjoués, doit redoubler d’ingéniosité ou absorber le dépit. Devant l’animal qui s’échappe, le concours qui se dérobe, l’âge qui avance, dois-je poursuivre ou renoncer ?

La frustration est ainsi la gâchette d’une arme équivoque, de conquête ou de reniement. Qui a tort, du chant de notre désir ou de la surdité du monde ? Faut-il s’entêter à avoir raison ou accepter de se raisonner ? Devenir des idéalistes agressifs ou des stoïciens mollassons ?

LE CONTACT DU RÉEL

La frustration est la caractéristique du vivant qui, ayant besoin d’autre chose que soi pour rester soi (de l’eau, de la nourriture, d’un partenaire…), est en constante quête d’adéquation. Réaction physique au décalage entre voulu et perçu, elle prend d’abord la forme de l’irritabilité des cellules (1), pour se complexifier en sensibilité, puis en perception et en réflexion. Elle est la négativité affective ressentie au contact du réel, la rétractation de l’échec, le visage intérieur de l’effort de vivre. Or c’est par la gestion de la frustration que les êtres humains vont grandir. Pour Freud, la capacité à l’accepter est en effet un signe de maturité, jamais complètement acquis (2). Car personne ne veut éprouver le déplaisir de l’échec, et la colère des enfants révèle ce que nos meilleures manières camouflent mal. De fait, la frustration étant, de pair avec la douleur, la fâcheuse attestation du monde, « il ne serait pas déraisonnable de préférer la destruction du monde à une égratignure à mon doigt (3). » C’est l’éducation qui nous apprend à lutter contre l’impétuosité de nos désirs. Autrement dit, « un homme qui ne sait pas se mettre en prison tout seul, la clé dans la poche, est foutu » (4). C’est d’ailleurs ce que mesure le fameux « test du chamallow » : on promet à un enfant deux chamallows s’il résiste à l’envie de manger celui qu’on lui laisse pendant 15 minutes, seul dans une pièce. Tolérance à la frustration censée annoncer la réussite future des individus (5).

DISTINGUER CRÉATIVITÉ ET OBSTINATION

Ce n’est là toutefois qu’une vision conservatrice postulant un réel inflexible. Or notre liberté consiste à pouvoir changer ce réel, ou du moins à le tenter. Aussi peut-on opposer à l’acceptation stoïque du monde un enthousiasme révolutionnaire qui parviendrait à défaire ce qui semble pourtant gravé dans le marbre. La frustration fait trembler le stylo du destin. Qui aurait pu dire que David foudroierait Goliath ? Qu’un De Gaulle incarnerait la France contre une administration défaitiste ? Que les congés seraient payés ? Que les femmes seraient des hommes comme les autres ? Dis-moi ce que tu fais de ta frustration et je te dirai qui tu es. On trouve une opposition analogue entre classicisme et romantisme : « [l’individu] “classique” est précautionneux, il cherche le compromis en s’appuyant sur la tradition. (…) Pour lui, il est d’autant plus important d’être de bonne humeur que le monde est malheureux, afin d’accepter l’imperfection d’une vie où la priorité doit être de ne pas se décourager. À l’inverse, le “romantique” se rebelle contre l’ordinaire et ne cherche que l’idéal (…). Pour lui, il est normal d’être furieux (6). » Bref : si la frustration peut s’apaiser en déception, elle peut choisir de s’aggraver en colère, condition de tout changement réel. On ne cherche plus alors seulement une « satisfaction » consistant à ajuster nos désirs au monde, mais un « bonheur » qui découle d’une « affirmation de soi ». « Le grand bonheur est de se découvrir capable de quelque chose dont on ne se savait pas capable (7). »

Dès lors, comment distinguer l’enthousiasme créatif de l’obstination pathologique ? le fervent du fanatique ? Des sociologues ont étudié des milliers de lettres de dénonciation envoyées aux journaux pour comprendre comment chacun tentait de justifier sa frustration en la rattachant à des enjeux globaux (8). Derrière chaque argument pour « désingulariser sa cause », ils ont fait apparaître une volonté de reconnaissance du tort subi qui pouvait aller de la simple déclaration publique à une demande délirante de reconnaissance, comme ce contribuable qui a multiplié les procédures pendant des années pour un trop-perçu d’une dizaine d’euros. La frustration nous définit par notre façon de justifier ce qui ne colle pas.

DÉPASSER L’IMMATURITÉ

Pour parvenir à un équilibre entre rébellion et résignation, la frustration doit pouvoir donner lieu à une critique de la critique, une frustration de la frustration dans un mouvement réflexif qui est celui de la pensée même. C’est par ce dialogue qu’en se construisant en choix de vie ou de lutte, elle gagnera en liberté sur la soumission rancunière aussi bien que sur la fureur immature.

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Bernard, C. : Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Vrin, 1966, p. 369-370.
2– Freud, S. : Malaise dans la culture, PUF, 2010, chap. II et III.
3– Hume, D. : Traité de la nature humaine, GF, 1999, Livre II, chap. III, section 3.
4– Perros, G. : Papiers collés, II, Tel, Gallimard, p. 425.
5– Virat M., et alii : “Se contrôler à l’adolescence. Entre contraintes cérébrales et possibilités environnementales”, Les Cahiers Dynamiques, n° 71, 2017/1, p. 33-45.
6– Botton A. : The School of Life, Penguin Books, 2019, p. 259-261.
7– Badiou, A. : Métaphysique du bonheur réel, PUF, 2015.
8– Boltanski, L. et alii : De la justification, Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.