La violence, une maladie ?…

N° 279 - Juin 2023
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Si les agressions perpétrées à l’encontre des soignants apparaissent moralement intolérables, elles ne sont pas incompréhensibles et interrogent les vulnérabilités personnelles, professionnelles et sociales.

Comment peut-on faire du mal à quelqu’un qui veut vous faire du bien ? Quoi de plus révoltant? Quoi de plus absurde ? La récente agression au couteau qui a coûté la vie à une infirmière à Reims remet en lumière les violences subies par les soignants. Car malgré leur dévouement et la nature même de leur activité, ils sont régulièrement pris à partie. Comment comprendre que la violence puisse écraser la gratitude ?

Frustration et colère

Commençons par les agressions com- mises en psychiatrie, soit environ 20 % des cas de violence en milieu de santé (1). L’origine pathologique de ces agressions les classe à part. Elles semblent à la fois plus terrifiantes et plus acceptables que la violence délibérée de gens « raisonnables ». Terrifiantes parce qu’inexplicables, mais plus acceptables pour cette même raison, car un acte « fou » ressemble davantage à une catastrophe naturelle qu’à une action motivée (2). Ainsi, l’agresseur de Reims était un patient souffrant de schizophrénie qui voulait « se venger des blouses blanches » sans qu’on sache pourquoi. Plus que la violence même, c’est sa justification qui est moralement intolérable.

Justification qui concerne les 80 % des cas restants, et dont la première raison est la frustration face à une prise en charge insuffisante, 70 % des agresseurs étant les patients eux-mêmes (2). Cette frustration tient souvent à des attentes démesurées, d’abord liées au sentiment d’urgence ressenti. « Votre urgence est sa routine » (3) : il y a un décalage de temporalité entre une institution routinière et rationnelle opérant un tri en fonction de nécessités médicales souvent méconnues, et des patients impatients et inquiets (d’où une violence prépondérante aux urgences ou en pédiatrie, 1). Mais ces attentes sont aussi encouragées par une vision idéalisée de la

maîtrise médicale, par une interprétation maximaliste du « droit à la santé » et du « panmédicalisme », qui désigne la tendance à faire de la santé une valeur capitale. L’attente ou une prise en charge jugées déficientes sont alors perçues comme des abus intolérables justifiant une forme de « légitime défense ».

La violence, un construit social

Or le fossé entre attentes et réalités se réplique dans l’institution elle-même, partagée entre l’impératif politique d’accès universel aux soins et l’impératif économique de maîtrise des coûts. L’hôpital est ainsi tiraillé entre des textes promouvant les droits des patients et des restrictions budgétaires débouchant sur une rationalisation des procédures comme la tarification à l’activité (T2A) ou plus généralement le « nouveau management public ». L’intensification du travail qui en résulte met les soignants eux-mêmes sous tension, qui sont responsables pour 4 % des violences constatées (4).

La violence, loin d’être incompréhensible, s’inscrit ainsi dans le continuum des « risques psychosociaux ». Au contraire d’une imagerie caricaturale d’une violence brutale exercée par des marginaux, la violence se diffracte aujourd’hui dans un spectre large qui va de l’agitation à la non-observance, au refus de soin, l’agressivité, l’insulte, la menace, la violence contre les objets et contre les personnes. Aussi peut-on sous-estimer la violence des deux côtés de la blouse. C’est pourquoi elle doit être considérée comme un « construit social », comme le montrait déjà Norbert Elias quand il évoquait « la baisse du seuil de tolérance de la violence » d’une société policée (5). Si, dans des temps anciens, on acceptait le risque d’être tué en forêt comme une fatalité, on va désormais porter plainte pour un café servi trop chaud. Sans relativiser la gravité des violences, si seulement 12 % d’entre elles donnent

lieu à une plainte (2), c’est qu’en majorité elles se situent dans une zone grise qu’il s’agit d’éclaircir pour la réguler plu- tôt que l’éradiquer avec des mesures qui, comme en politique, pourraient devenir plus nuisibles que la violence même.

Assumer un monde imparfait…

La violence appelle donc une action à trois niveaux. D’abord vers les causes immédiates du ressentiment qui l’alimente (prévention, communication, dissuasion). Vers ses causes structurelles ensuite, partagées entre les arbitrages budgétaires qu’il faut avoir le courage de trancher plutôt que d’en reporter les défaillances sur les acteurs en bout de chaîne. Vers un suivi psychologique et administratif systématique des violences enfin, pour que les personnels ne soient jamais livrés à eux-mêmes. Ainsi, plus qu’à un jugement moral, il faut intégrer la violence à un effort pour assumer notre vulnérabilité comme individus, mais aussi comme professionnels et comme société aux ressources limitées. Car ces violences apparaissent toujours par contraste avec un idéal d’efficacité et de performance qui pèse sur les uns qui ne sont pas invulnérables, et les autres qui ne sont pas omnipotents.

Guillaume Von Der Weid Professeur de philosophie

1– Rapport 2022 de l’Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS), Ministère de la santé et de la prévention, p. 15.
2– Carra, C., Ridel, D. : « L’expérience de violence dans le secteur de la santé : le vécu de professionnels dans le Nord de la France », Déviance et Société, vol. 41, 2017.

3– Hughes, E. : « Le drame social du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 115, 1996, p. 95.
4– Rapport 2022, op. cit., p. 32.
5– Elias, N: La civilisation des mœurs, Calmann Lévy, 1973, p. 326. .