Soigner, c’est faire attention à l’autre en lui procurant des gestes réparateurs, sinon réconfortants. Le soin est donc essentiellement moral : il vise à aider autrui. Pourtant, cette aide, qu’illustre la parabole du Bon Samaritain (1), ne saurait se passer des conditions matérielles de son exercice. Si l’on comptait sur la seule morale pour soigner les gens, les cierges remplaceraient les seringues. Or, l’institutionnalisation de la santé implique une organisation, des budgets, des procédures qui répondent à une logique instrumentale et relative, quand le soin répond à un principe moral et absolu. Les bonnes intentions sont pavées d’enfer ou du moins exigent, pour être réalisées, des briques de calculs qui peuvent apparaître immoraux. Comment comprendre cette antinomie entre le Bien et les biens ?
Solidarité ou individualisme ?
Le soin n’est pas seulement humain, mais vital. Il consiste à secourir des êtres qui sont comme une partie de nous-mêmes. Dans la nature, la solidarité prévaut le plus souvent sur l’individualisme. Aussi Rousseau fait-il de la pitié, qui veut soulager les mots d’autrui, le fondement de la morale : « Le premier mot des hommes ne fut pas: “aimez-moi”, mais “aidez- moi” » (2). L’aide semble toutefois doublement limitée. D’abord par le périmètre de la sympathie, qui vise avant tout mes parents, mes proches, mes semblables. Par les sacrifices concrets qu’elle exige ensuite. Jamais la médecine moderne, si gourmande en recherche scientifique, infrastructures, équipements, n’aurait pu être financée par la seule charité publique. Le soin a besoin d’une organisation économique indépendante de nos tendances altruistes. La morale veut donner tout, mais n’a rien, tandis que l’économie veut rationner ce qu’elle a. Contradiction entre l’infinité de l’exigence morale et la limitation des ressources disponibles.
Ainsi l’équilibre d’un budget peut mener à limiter des soins, la pénurie d’organes à faire des choix tragiques entre patients en attente de greffons, le coût industriel à renoncer à une modification de produit qui pourrait pourtant sauver des vies (3). Les contraintes économiques semblent s’op- poser à la morale quand elles dégradent le soin, sélectionnent les patients voire causent la mort.
Soin et calcul
Mais cette opposition n’est pas étrangère au soin lui-même, qui doit traiter l’autre à la fois comme objet (en manipulant son corps) et comme sujet (en respectant sa personne). C’est pourquoi il y a une différence d’intention et non de nature entre l’acte de torture et l’acte de soin, l’une et l’autre partageant les mêmes « techniques objectivantes » du corps (4). Plus encore, le soin peut entraîner la dépendance alors même qu’il vise l’autonomie. C’est le « soin dévorant » qui peut « renforcer une situation de dépossession, aggravant celle déjà engendrée par la maladie et la souffrance. Le malade, objectivé ou infantilisé, vit alors le soin comme son contraire : une expérience d’humiliation, de régression, de déchéance (5). »
Le rapport ambivalent entre traitement du corps et respect de la personne dans le soin ressemble fort à celui rattachant l’économie à la morale dans la société : c’est le rapport de moyen à fin, qui est moins une opposition qu’une articulation. C’est pourquoi « la charité n’est pas for- cément là où elle s’exhibe; elle est aussi cachée dans l’humble service abstrait des Postes, de la Sécurité sociale ; elle est bien souvent le caché du social (6). »
Cette articulation secrète entre soin et calcul nous ramène au bout du compte à l’« égoïsme global » d’une vie qui place dans chaque individu un principe de sur- vie qu’il partage avec les autres, mais contribue à unifier et vivifier avec eux. Le soin est ainsi une sorte de communion, qui peut être définie par le fait qu’elle ne diminue pas ce qu’elle divise. La santé n’est pas moins grande si tout le monde est en bonne santé, de même que la liberté si tout le monde est libre, ou la drôlerie si tout le monde rit. En prenant soin des autres, on prend soin de soi-même. Dynamique qu’on retrouve en amitié ou en amour, ou encore dans les associations type Alcooliques anonymes, fondées sur la prise en charge des nouveaux arrivants par des anciens, qui trouvent en l’occurrence dans la responsabilité de l’abstinence des autres l’aliment de leur propre sobriété.
Une réciprocité vitale
Le soin, aussi dévoué soit-il, est ainsi tou- jours un « business », qu’il faut construire dans un système de santé, dans un acte respectueux, dans une réciprocité vitale. Que le soin conserve son sens dans une fin de vie ou des pathologies incurables qui le mettent en échec, confirme bien qu’il n’y est pas seulement question d’intérêt, ni même de guérison, mais de sens de la vie collective. Car par le soin, je contribue à restaurer, chez le malade, « la continuité brisée de son existence, ainsi que le lien avec les autres et avec le monde que la maladie menace (7). »
Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie
1– Nouveau Testament, Luc : 10, 25-37.
2– Rousseau, J.-J.: Essai sur l’origine des langues, Folio, Gallimard, 1990, p. 92 et 110.
3– Appelbaum, B. : “As U.S. Agencies Put More Value on a Life, Businesses Fret”, New York Times, 16/02/2011.
4– Ricœur, P. : Médecins tortionnaires, médecins résistants, La découverte, 1990, Préface.
5– Marin, C. : “Qui prend soin de qui ?”, Prendre soin, 2013, p. 53.
6– Ricœur, P. : “Le socius et le prochain”, Histoire et vérité, Seuil, 1955, p. 107.
7– Marin, C.: Violences de la maladie, violence de la vie, Armand Colin, 2008.